Xiang Biao : "Les jeunes Chinois sont beaucoup plus pessimistes qu’avant"

Directeur de l’Institut Max-Planck pour l’anthropologie sociale et ancien professeur à Oxford, Xiang Biao est l’un des plus éminents spécialistes de la Chine. Il s’intéresse particulièrement à la jeunesse, dont il a mis en évidence dans ses travaux la tendance récente au repli sur soi. Le contexte de chômage élevé de cette tranche d'âge inquiète particulièrement les autorités, alors qu'a débuté ce mardi 5 mars la session annuelle du Parlement, événement majeur de la vie politique chinoise.

L'Express : Comment les jeunes Chinois sont-ils affectés par le ralentissement économique de leur pays ?

Xiang Biao : Il les affecte de manière beaucoup plus significative que les personnes plus âgées, qui ont profité de la croissance rapide des quarante dernières années et possèdent de l’épargne, des biens immobiliers. Les jeunes diplômés actuels ont grandi avec des attentes élevées concernant leur avenir. L’écart avec la réalité est très difficile à vivre pour eux. Il y a moins d’emplois, moins d’opportunités de carrière. Et pour ceux qui trouvent un travail, les conditions sont plus dures, car les entreprises se livrent désormais une concurrence féroce, comme dans l’informatique.

Il existe bien sûr des différences entre les groupes sociaux. Ceux qui ont grandi dans les grandes villes, et rêvaient de voyager et d’avoir des emplois très rémunérateurs à Pékin et à Shanghai, doivent y renoncer. Mais leurs parents ont les moyens de les loger et de les aider : ils peuvent donc se permettre de refuser des petits boulots peu qualifiés, de type livreurs. Contrairement aux habitants des campagnes et des petites villes. Mais ce sont surtout les points communs qui me frappent. Pour tous, la question de la subsistance matérielle ne se pose pas : l’impact le plus fort du ralentissement économique est psychologique. Les jeunes sont beaucoup plus pessimistes qu’auparavant, quelle que soit leur situation socio-économique. Ceci explique des changements de comportement spectaculaires, tels la baisse du nombre des mariages, des relations amoureuses, des naissances, des achats de logements - qui ne font qu’accentuer les difficultés économiques.

Comment cette crise change-t-elle leur vision de l’avenir ?

Le fait d’être moins optimistes les oblige à plus réfléchir au sens de leur vie. Ils l’analysent, et se disent que beaucoup de choses ne tournent pas rond. Il y a dix ou vingt ans, les Chinois pensaient peu à leur condition présente, pensant qu’elle allait nécessairement s’améliorer. Si on n’était pas satisfait, il suffisait de changer de travail : c’est plus compliqué aujourd’hui.

Confrontés à des sentiments mélancoliques, les jeunes se posent désormais des questions philosophiques. Suis-je heureux au quotidien ? Que signifie l’amitié ? Quelle relation dois-je avoir avec mes parents ? Qu’est-ce que le véritable amour ? Quel hobby dois-je commencer ? Mon travail me donne-t-il satisfaction ?

Quel rôle a joué la crise de Covid, dans cette prise de conscience ?

Un rôle extrêmement important. Durant cette période, les jeunes se sont rendu compte qu’ils n’avaient aucune liberté. On les surveillait et on leur demandait d’obéir à des ordres, sans prendre en compte leurs sentiments ni leur avis. Or nombre de mesures absurdes ont été mises en œuvre. Parfois, il suffisait qu’une seule personne ait été en contact avec un cas positif, pour que tout l’immeuble soit embarqué au milieu de la nuit vers un centre de quarantaine. Les jeunes ont particulièrement mal vécu qu’on leur refuse le droit de poser des questions légitimes. Ils en ont déduit que leur dignité n’était pas respectée, et que leur vie n’avait pas de sens.

La crise immobilière a-t-elle également eu une influence ?

La bulle immobilière a été le moteur de l’économie chinoise au cours des quarante dernières années. Beaucoup se sont enrichis en achetant et revendant des appartements. Mais aujourd’hui, cette logique est brisée : tout ce en quoi les gens croyaient est remis en cause. La crise immobilière a également un impact énorme sur les modes de vie. Dans le passé, la perspective d’acquérir un appartement incitait à travailler dur pour gagner de l’argent. L’accession à la propriété était également associée au projet de se marier et d’avoir des enfants.

A présent, les jeunes jugent que cela n’a pas de sens d’acheter un appartement, puisque sa valeur va chuter, empêchant toute plus-value à la revente. Ils préfèrent rester chez leurs parents. Libérés de la pression écrasante du remboursement des emprunts, certains décident même de "rester allongés" - une pratique nommée "tang ping".

Cette tendance est-elle massive ?

Le désir de se retirer de la compétition est très répandu chez les jeunes. Cela ne signifie pas forcément qu’ils refusent de travailler - seule une petite minorité choisit de s'extraire complètement de la vie économique traditionnelle. Ils décident plutôt d’être moins impliqués, se contentent de faire le travail de base (huit heures par jour et non plus douze), et n'acceptent plus les heures supplémentaires. Ils cherchent à s’engager de façon différente : en étant plus créatifs, en se concentrant sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Sans forcément viser ni la carrière ni l’argent.

Quel impact auront ces changements de mentalité sur le développement du pays ?

Leur approche est très différente du "rêve chinois" proposé par le président Xi Jinping. Ce "rêve chinois" concerne non seulement le statut glorieux que doit atteindre la Chine dans le monde, mais il promet aussi une vie meilleure : plus de prospérité et de technologie. Or comme cette perspective s’éloigne, les gens se détournent de ce rêve. Ils considèrent qu’accumuler toute cette puissance militaire et économique ne donnera pas un sens à leur existence.

Le fait que la Chine va devenir la première économie mondiale et une puissance majeure en matière technologique, politique et culturelle ne fait cependant aucun doute. C’est inévitable en raison de la taille de la population. Le problème est que les dirigeants chinois présentent l’essor du pays comme s’il s’agissait d’un projet moral - une revanche sur l’Occident, la supériorité de la civilisation chinoise… Or les jeunes sont moins intéressés par les propos nationalistes agressifs tenus par les "loups combattants" de la diplomatie chinoise, comme l’ambassadeur en France, Lu Shaye. Plutôt que d’être obsédée par la volonté de remplacer les Etats-Unis, la Chine devrait davantage réfléchir aux réponses à apporter à la crise écologique et au vieillissement de sa population. A mon avis, les jeunes vont pousser leur pays dans cette direction. C’est plutôt une bonne nouvelle pour le pays.

Les jeunes pourraient chercher à peser davantage sur les choix politiques ?

Dans le contexte de contrôle social chinois, ils ne formulent pas de demandes claires, mais explorent plutôt de nouveaux styles de vie. Comment cela pourrait-il modifier la politique chinoise ? Le gouvernement devra répondre d’une manière ou d’une autre à ces changements de comportement. L’exemple le plus critique est la baisse du taux de natalité, et le vieillissement inquiétant de la population. A un moment donné, le gouvernement devra se demander s’il veut consacrer autant d’argent à la construction de grandes infrastructures (autoroutes, ponts…), à l’industrie lourde et à l’armée ; ou s’il veut former davantage de personnels soignants. Or pour développer l’industrie lourde, le secteur militaire, vous avez besoin d’une structure de pouvoir très centralisée. Mais si vous accordez plus d’attention à la vie quotidienne des gens, il faut plus de décentralisation.

Dans les dix années qui viennent, je ne m’attends pas à des mouvements de protestation dans la société chinoise, car les besoins de base continuent à être pourvus. Mais à mesure qu’ils accorderont plus d’attention à leur situation personnelle, les jeunes demanderont de plus en plus à avoir leur mot à dire sur ce qui touche à leur vie quotidienne : leur quartier, l’école de leurs enfants, les loisirs qu’ils peuvent pratiquer. A mon sens, l’évolution vers plus de démocratie commencera ainsi. Dans un second temps, le système politique pourrait changer mais, pour être honnête, je n’ai aucune idée du temps que cela prendra…