L’aéroport, moteur sous-estimé de la transition écologique ? Par Cécile Maisonneuve
Il y a cinq ans, le monde était à l’arrêt. Les aéroports, déserts, silencieux. Aujourd’hui, dans une spectaculaire résurrection, le trafic aérien se relance partout et dans toutes les catégories d’âge. Entre 2016 et 2024, les moins de 35 ans sont passés de 37 % à 46 % des passagers. Exit le flygskam, cette "honte de voler", ravalée au rang de posture pour les réseaux sociaux déconnectés de toute pratique réelle. Un peu à l’image de sa promotrice, Greta Thunberg, partie voguer vers d’autres sujets médiatiques. A l’heure où le monde se referme à coups de droits de douane, de protectionnisme et de nationalisme, cette renaissance aérienne est une excellente nouvelle. L’avion demeure ce lien irréductible qui tisse encore l’humanité dans sa diversité. Et que les jeunes restent connectés au monde est essentiel.
Reste la question environnementale qu’on ne saurait minimiser. L’aviation représente environ 2 à 3 % des émissions mondiales de CO2, une contribution certes modeste au regard du transport routier qui accapare près de 15 % des émissions globales, mais en augmentation constante. Les experts de l’énergie le disent depuis longtemps : "La dernière goutte de pétrole ira dans un avion". L’aviation est le mode de transport le plus intimement lié à l’ère fossile. Les recherches s’intensifient - avion du futur, nouveaux matériaux, carburants alternatifs - mais la décarbonation de ce secteur s’annonce comme l’un des défis technologiques les plus ardus du siècle.
Un accélérateur de décarbonation
Faut-il pour autant se contenter d’attendre l’innovation salvatrice ? Pour reprendre le titre du film Netflix préféré des environnementalistes - Don’t look up -, il convient aussi de regarder vers le bas car une distinction fondamentale s’impose entre l’avion comme mode de transport et l’infrastructure qui le porte. Si transformer ce qui vole relève du défi technologique de long terme, ce qui se passe au sol bouge, et vite. Plus la contrainte environnementale s’intensifie, plus l’aéroport se métamorphose, démontrant cette vérité historique selon laquelle rien ne stimule l’innovation comme la nécessité.
La relation classique entre aéroport et territoire - ce lien univoque sur le thème "Comment le premier enrichit-il le second ?" - cède place à une dynamique plus complexe et féconde. L’aéroport, expert en intermodalité, devient l’infrastructure qui peut accélérer la décarbonation des mobilités territoriales. Par la densité des flux qu’il génère sur son territoire d’implantation, il sert de colonne vertébrale à tout investissement dans des modes alternatifs à la voiture. Certains aéroports, comme ceux d’Amsterdam et d’Oslo, ont quasiment réussi à inventer un parcours aussi fluide que la voiture, sans rupture. Et Orly est désormais un morceau de ville accessible en métro.
Mais la véritable révolution réside dans l’inversion du questionnement : comment le territoire enrichit-il l’aéroport ? Plus la pression environnementale augmente, stigmatisant l’avion, plus l’aéroport, lui, s’urbanise et s’enracine. Le symbole du lieu des élites mondialisées, les "anywhere" de David Goodhart, devient le lieu des "somewhere", des classes moyennes sorties de la pauvreté dans le monde entier - à la fois morceau de ville, destination en soi et ambassadeur du territoire. L’aéroport Jewel Changi de Singapour, avec sa cascade intérieure de 40 mètres de hauteur, accueille désormais plus de visiteurs locaux que de passagers en transit. Le terminal 2 de Bangalore réinterprète l’héritage de la "ville jardin". Songeons aussi aux somptueux motifs arabesques traditionnels de l’aéroport de Marrakech-Ménara.
Hard et soft power
Dans la géopolitique qui émerge, l’aéroport devient même un démonstrateur de puissance, mélangeant hard et soft power architectural, technologique et énergétique : en Chine, le Pékin-Daxing, avec son architecture signée Zaha Hadid, est un manifeste technopolitique. Pour la France, l’occasion est belle de valoriser ses savoir-faire dans les infrastructures - qu’elle a su préserver, contrairement à ceux de son industrie -, son excellence dans le luxe, son histoire d’amour plus que centenaire avec l’aéronautique et cet art de vivre à l’européenne qui est un avantage concurrentiel sous-estimé dans un monde brut et brutal.
Tant pis pour les décroissants et autres épigones de Malthus. L’aéroport, phénix de la mondialisation, se réinvente au sol pour soutenir un ciel en plein essor, démontrant une fois de plus que l’histoire avance par bonds créatifs plutôt que par renoncements.