Philanthrope le jour, businessman la nuit : les deux faces du milliardaire Frédéric Jousset
Il voudrait qu’on ne retienne de lui que l’image d’un philanthrope à l’anglo-saxonne. Que l’on ne s’attarde ni sur ses investissements récents dans le BTP ou l’agroalimentaire, ni sur l’origine de sa fortune - 1 milliard d’euros selon le classement 2024 de Challenges - née de la réussite de Webhelp, le spécialiste des centres d’appels qu’il avait fondé en 2000. Depuis qu’il a décidé de changer de vie au tournant de la cinquantaine, un jour de mai 2019 juste après avoir réussi l’ascension de l’Everest, Frédéric Jousset préfère renvoyer ses aventures d’entrepreneur au rayon des souvenirs. Pour mieux se réinventer en mécène et mener, avec la fondation Art Explora, ce qu’il qualifie de "combat de sa vie" : la démocratisation de la culture. L’histoire est belle, mais incomplète. Frédéric Jousset, le bienfaiteur, ne serait rien sans Jousset Frédéric, le businessman.
Dans le projet d’origine, la fondation Art Explora devait tirer l’essentiel de ses 16 millions d’euros de budget annuel des revenus générés par ArtNova, un fonds à impact, créé concomitamment et doté de 100 millions d’euros. Mais pour l’instant, les bénéfices ne suffisent pas à couvrir les 9 à 10 millions d’euros par an nécessaires aux actions de mécénat.
C’est donc la Compagnie financière Jousset (CFJ), le fonds d’investissement personnel de l’homme d’affaires, qui est mise à contribution grâce à ses participations dans des pépites à forts rendements. Parmi elles, Smac, une très ancienne entreprise spécialisée dans l’étanchéité des bâtiments (467 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2024), Quaterra, héritière de la galaxie Bio c’ bon dans l’agroalimentaire, ou Iris Galerie, un réseau de magasins qui prospère en vendant à ses clients des tirages photos de leurs iris.
"Ce qui s’est passé il y a 5 minutes ne m’intéresse pas"
Passages à HEC et chez L’Oréal, créateur d’entreprise… De ses expériences passées, Frédéric Jousset a gardé des réflexes bien ancrés. "Memento Audere Semper" (souviens-toi de toujours oser) est le mot d’ordre qui s’affiche en une du site de la CFJ. L’homme parle vite, patiente peu, il s’étonne qu’un communiqué de presse validé la veille n’ait pas encore été envoyé dans les rédactions. Certains l’appellent "l’homme pressé" en référence au héros de Paul Morand, ses équipes ont l’habitude de l’entendre dire "ce qui s’est passé il y a cinq minutes ne m’intéresse pas".
Féru d’anglicismes - il vit à Londres pour des raisons familiales -, il en ponctue sa conversation. Une décision n’est pas prise ? "Still working on it", répond-il. En art, il cultive l’éclectisme. Il n’a ni l’obsession, ni l’ambition d’exhaustivité d’un collectionneur, mais s’offre des "coups de cœur", récemment un Brueghel du XVIe siècle et un Rachel Johnston contemporain. Longtemps, il a aimé la musique électro et fréquenté quelques grands festivals, comme le Burning Man dans le désert du Nevada. Tout en s’accordant chaque année une retraite dans un monastère.
Etre hybride ayant grandi à la frontière de deux mondes, Frédéric Jousset sait naviguer dans les microcosmes économiques et culturels. Sa mère, ancienne conservatrice du Centre Pompidou dans le domaine du design, lui a appris l’univers de l’art, surtout contemporain. Son père, aujourd’hui décédé, gérant d’une société financière mais aussi président de l’Ecole nationale de musique, et Baudouin Prot, son oncle maternel, ancien dirigeant de BNP Paribas, l’ont familiarisé avec l’élite plus traditionnelle.
"Frédéric Jousset sait que, pour que ça marche, il faut être reconnu par les caciques. Et les caciques adorent l’idée de travailler avec un entrepreneur", constate un habitué du monde de l’art. Dans ses équipes, il compte Bruno Julliard, ancien premier adjoint d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris, et Jean-Michel Crovesi, ancien secrétaire général de l’Institut du monde arabe auprès de Jack Lang. Rien de politique dans ces recrutements – Frédéric Jousset est plutôt macronien période 2016-2017 - mais une quête d’efficacité et de discrétion, mieux vaut en effet ne pas chercher la lumière pour travailler à ses côtés.
Année après année, Frédéric Jousset a patiemment construit son réseau. En 2011, il veut voir l’exposition Monumenta d’Anish Kapoor, mais le Grand Palais ferme le soir même. Jean de Loisy, alors commissaire de l’exposition, lui ouvre les portes malgré l’heure tardive. Par la suite, lorsque ce dernier est à la tête des Beaux-Arts de Paris, l’homme d’affaires lui propose de l’aider gracieusement à développer l’autofinancement de l’école. Il lui donnera aussi un coup de main pour boucler le budget de l’exposition Michel Houellebecq au Palais de Tokyo. Les deux hommes sont toujours en contact.
A quatre reprises, Frédéric Jousset a versé 1 million d’euros au Louvre, qui l’a accueilli dans son conseil d’administration et l’a élevé au rang de "grand mécène", précieux sésame dans le monde de l’art. Plus récemment, il s’est associé avec l’Académie des beaux-arts pour décerner des prix financés par Art Explora. Il aimerait faire partie de ce cénacle mais une première occasion de rejoindre la section des membres libres lui a échappé, quelques académiciens s’étant agacés de sa trop grande propension à vanter ses mérites.
"C'est un as de la com'"
Si personne ne doute de son sincère amour pour la culture, l’homme ne fait pas toujours l’unanimité. "C’est un as de la com’, note un fin connaisseur du milieu. Par exemple, les 200 000 euros de ses prix avec l’Académie des beaux-arts ne représentent pas grand-chose au regard des budgets publics de la culture mais pour ce montant, il s’offre une remise des prix sous la Coupole et un cocktail avec du beau monde." Frédéric Jousset sait raconter sa légende. La presse a largement couvert les premiers pas du Festival Art Explora à Marseille, elle le dépeint volontiers en Largo Winch des temps modernes, en référence au héros aventurier de BD créé par Jean Van Hamme. En 2023, lors de l’inauguration du Hangar Y à Meudon, un ancien abri pour dirigeables, qu’il a repris via ArtNova, il est entouré de Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, de Rima Abdul Malak, à la Culture, et de quelques autres visages connus.
Beaucoup sourient de ce besoin d’exister, entretenu par une pratique assidue des sports à risque (alpinisme, course automobile…). Ils sont moins indulgents avec sa manière d’aborder la culture via sa fondation. Lui revendique une méthode différente : "Les chiffres d’accès à la culture sont préoccupants, s’inquiète-t-il. Notre ambition, c’est de faire mentir le déterminisme bourdieusien, de réduire la fracture culturelle. Notre question, c’est trouver le format le plus efficace pour aller toucher cette cible et faire tomber toutes les barrières, trop loin, trop cher, ennuyeux."
Alors plutôt que d’investir un lieu, il choisit des actions "customer centric" pour reprendre son expression. Peu d’œuvres d’art, mais des programmations immersives, plus accessibles. Un camion mobile avec le Centre Pompidou, un autre dédié au cinéma, un catamaran pour le festival Art Explora qui, depuis deux ans, fait étape autour de la Méditerranée. Une formule qui, dans le monde de la culture, divise. A l’Académie des beaux-arts, beaucoup ont trouvé son idée de bateau itinérant "trop facile". D’autres voient dans sa volonté d’apporter l’art de Paris vers la province ou les abords de la Méditerranée une vision archaïque de la philanthropie, façon "bonnes œuvres" de celui qui a réussi. "Mais visiblement, ça suscite l’enthousiasme sur place, alors…", concède un observateur.
"Philantropie d'influence"
En favorisant des actions qui soutiennent ou complètent celles d’institutions qui n’en ont guère besoin puisque déjà très installées, à l’instar de Pompidou ou du Louvre, il alimente aussi les doutes sur sa volonté d’agir en profondeur. "Lorsqu’il récompense le musée de la Reine Sofia à Madrid de l’un de ses prix à l’Académie des beaux-arts, qu’est-ce que ça apporte à ce lieu ? Alors que pour un autre, plus isolé, une même somme ferait la différence", regrette un bon connaisseur du milieu. "Dans le fonds de dotation du Louvre, son million d’euros ne change rien alors qu’ajouter 1 million aux budgets de 20 musées en France, ça change tout. Il va au plus facile, à la philanthropie d’influence", ajoute Jean-Michel Tobelem, professeur associé à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne.
Nombre d’acteurs ont le sentiment que Frédéric Jousset utilise l’image désintéressée de sa fondation Art Explora pour avant tout faire fructifier les affaires de son fonds ArtNova. Lui rétorque que les deux vont de pair puisque sans le second, la première n’existerait pas. En 2016, il rachète le groupe de presse Beaux-Arts à Thierry Taittinger, son fondateur. Ce qui l’intéresse ? La réputation de la marque pour développer d’autres activités (salons, conférences…) plus lucratives.
Au Hangar Y, de l'événementiel plus que de l'art
Il y joint aussi Point Parole, une très rentable société (222 000 euros de bénéfice pour 1,1 million de chiffre d’affaires) qui organise des visites privées du Louvre, suscitant des questions autour d’un possible conflit d’intérêts avec ses fonctions passées de mécène du musée. Toujours dans la sphère "Beaux-arts", il crée pour le groupe L’Oréal "Les Capucins" un programme artistique et intellectuel de cinq jours destinés aux cadres dirigeants, à Chaumont-sur-Loire, New York et Tokyo, vendu 10 000 à 15 000 euros par personne. Récemment, il a acquis à la barre du tribunal de commerce le réseau Les Napoléons, cercle d’influence des acteurs de la communication. Après l’avoir rebaptisé Les Odyssées, il le propose aux entreprises façon cercle privé à 2 500 euros l’année. Le lancement aura lieu le 16 juillet, avec une croisière sur la Seine en présence du préfet Marc Guillaume autour de la sécurisation des Jeux olympiques, puis une soirée, à laquelle participent Gaël Faye, Delphine Horvilleur ou Etienne Klein… au Hangar Y, à Meudon.
Ce dernier lieu est sans doute celui qui incarne le plus le mélange des genres entre business et culture reproché à Frédéric Jousset. L’endroit, propriété de l’Etat, à l’abandon depuis des années, a fait l’objet d’un bail emphytéotique de trente-cinq ans en contrepartie de sa remise à neuf. Le loyer est modeste, 20 000 euros, puis 100 000 euros par an assorti d’un variable allant de 0,6 % du chiffre d’affaires à 3,4 %. Pourtant, en 2023, pour sa première année d’exploitation, le Hangar Y affiche un déficit de 4 millions d’euros pour 9,9 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Si le parc des sculptures a trouvé son public, les expositions prévues dans la nef se révèlent coûteuses et complexes à monter ; la saison suivante, en dépit des engagements de départ en matière de programmation artistique, elles laissent la place à de l’immersif et du spectacle vivant, plus souples. Mais surtout à de l’événementiel. Présentation automobile, 60e anniversaire de Nutella en 2024, lancement de la candidature de Riyad 2030 pour l’Exposition universelle, les locations se succèdent et rentabilisent l’investissement. "On ne peut pas dire qu’il y ait un avant et un après de la culture au Hangar Y", grince un acteur du milieu.
Frédéric Jousset n’en a cure. Formé aux méthodes du privé, libéré des contraintes des institutions publiques puisqu’il ne reçoit quasiment pas de subventions, il n’a pas pour habitude de laisser les choses s’enliser lorsqu’elles ne fonctionnent pas. Au Hangar Y, il a très vite repris la gestion en direct de la nef confiée dans un premier temps à une société extérieure. Pour donner de la visibilité au lieu et accroître les recettes de billetterie, il avait espéré y accueillir la vasque olympique. Il pensait avoir convaincu Emmanuel Macron de son projet lors d’un déjeuner au Maroc à l’occasion du dernier voyage présidentiel dans ce pays, il a dû déchanter : "Dans la tension budgétaire dans laquelle nous sommes, l’Etat a-t-il encore les moyens de mettre 5 millions d’euros par an minimum pour faire voler le ballon l’été aux Tuileries ? Alors que tant de monuments doivent être rénovés, notamment dans les territoires ? Apparemment, oui", regrette-t-il. Mais au fond, la politique ne l’intéresse pas, il se satisfait de commenter ou de critiquer sur les réseaux sociaux les sujets qui lui importent, depuis le faible taux de femmes au dîner d’Etat sur l’intelligence artificielle, en passant par la joie de rencontrer le cardinal corse Bustillo ou le désastreux traitement politique et médiatique de la récente vente du Doliprane.
Déjà, Frédéric Jousset l’insatiable est passé à autre chose. Depuis le début de l’année, il s’est attelé à l’écriture d’un livre, destiné à promouvoir l’action de sa fondation mais aussi à expliquer sa démarche à ses filles, de 2 et 9 ans, dans l’espoir qu’elles perpétuent ses actions. Son éditeur, Gallimard, attend le manuscrit cet été pour une publication à la fin de 2025. Il a écrit 5 chapitres sur les 15 de ce texte qui a pour titre de travail "Debout au milieu des merveilles". Il trouve l’exercice difficile parce qu’une fois publié "le livre ne vous appartient plus, vous ne pouvez pas rattraper ce que vous avez écrit, comme une angoisse qui ne s’apaise ni par le travail, ni par la résolution". Tout à coup, Largo Winch semble douter.
