Dette : ces hedge funds qui pourraient faire basculer la France dans la crise
François Bayrou n’avait pas d’autre choix que de montrer patte blanche. Le Premier ministre a présenté, mardi 15 juillet, son plan pour redresser les finances publiques. Une conférence de presse scrutée de près par les marchés, à l’heure où la dette publique de la France dépasse les 3 300 milliards d’euros et où son déficit figure parmi les plus élevés de la zone euro.
Le chemin pour revenir dans le vert est désormais connu. Mais le plus dur reste à faire. Le budget 2026 concocté par Matignon et Bercy devra encore passer la complexe épreuve du Parlement - où le recours au 49.3 semble inéluctable - et les velléités de censure qui se font jour, à droite comme à gauche. En cas d’échec, les investisseurs pourraient être tentés de se détourner des obligations françaises.
Un élément nouveau pèse dans la balance : la présence accrue des hedge funds sur les marchés de dettes souveraines en Europe, et notamment sur celui de l’Hexagone. Dans un rapport publié fin juin, la Banque de France a tiré la sonnette d’alarme. Elle pointe un risque pour la stabilité financière, alors que ces fonds d’investissement spéculatifs, qui cherchent un rendement maximal, représentaient, en 2023, 55 % des volumes échangés de titres souverains de la zone euro.
Un étonnant paradoxe
La tendance est mondiale. "Depuis la crise financière de 2008, les grandes banques internationales se sont retirées de certaines activités sur les marchés de dettes souveraines. Cette évolution a ouvert la voie à d’autres types d’investisseurs, notamment les hedge funds. Il y a eu aussi une hausse des émissions obligataires par les Etats ces dernières années, ce qui a attiré un éventail plus large et plus diversifié d’intervenants", avance un expert de la zone euro.
Aux Etats-Unis, les avoirs des hedge funds en bons du Trésor américain sont passés d’environ 600 milliards de dollars fin 2012 à plus de 2 000 milliards de dollars en 2024. "Leurs motivations sont avant tout financières : ils cherchent à maximiser leurs gains, souvent à court terme, en mobilisant des stratégies sophistiquées, voire agressives. En matière d’obligations, ils sont plutôt portés à investir dans les dettes du Sud global, où les primes de risques sont plus élevées et offrent donc de plus forts rendements. La zone euro a cette particularité d’être un pseudo-risque, rémunérateur tout en étant stable", explique le chercheur Benjamin Lemoine, spécialiste de la dette souveraine à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso).
Ces fonds spéculatifs souffrent d’un étonnant paradoxe. Côté pile : en achetant de la dette française, allemande ou italienne, "ils peuvent contribuer positivement au bon fonctionnement et à la liquidité des marchés", pointe François Haas, adjoint au directeur général de la stabilité financière et des opérations à la Banque de France. Côté face : leur capacité à solder rapidement leurs positions, en vendant massivement sur le marché secondaire, menace les équilibres en place. "La vélocité, c’est-à-dire la rotation rapide des portefeuilles de dette, peut poser problème. Si les hedge funds adoptent des stratégies qui consistent à acheter et à vendre très vite, le marché est déboussolé. Il est donc légitime que les autorités s’intéressent de près à cette question, estime un cadre d’une banque tricolore partenaire de l’Agence France Trésor, l’administration qui gère la dette et la trésorerie de l’État. Pour reprendre une expression bien connue, ce sont les premiers à quitter la fête quand les choses se gâtent".
Cette asymétrie, loin d’être anodine, signifie que "les Etats sont de plus en plus dépendants d’acteurs qui se sentent moins liés à leurs engagements et peuvent se retirer brutalement du marché, notamment lorsqu’ils anticipent une dégradation du risque souverain, provoquant ou amplifiant ainsi des tensions sur les taux", complète Benjamin Lemoine.
Des effets politiques indirects
Leur incidence va donc croissante, et pas seulement sur les marchés. "Derrière cette logique de rendement, il y a aussi des effets politiques indirects. En agissant massivement sur les taux, ces fonds participent à imposer des contraintes budgétaires aux Etats. Ils exercent, sans mandat électif, une forme d’influence structurelle : ils dictent à quel prix un gouvernement peut emprunter, et dans quelles conditions. C’est un pouvoir sans visage, mais redoutablement efficace", poursuit le chercheur.
La donne se complique encore quand on sait que les hedge funds sont très souvent liés à des établissements bancaires. "C’est ce qu’on appelle les interconnexions, c’est-à-dire leur exposition avec d’autres acteurs financiers. Lorsque ces derniers exercent une activité de broker-dealer, les hedge funds sont souvent des contreparties majeures. Dans ce cadre, une banque traditionnelle n’a pas toujours la vision d’ensemble des risques pris par le hedge fund qui est sa contrepartie - sauf à mener les vérifications nécessaires pour obtenir cette transparence", précise Edouard Vidon, directeur de la stabilité financière à la Banque de France.
Un manque de données
Or la transparence est l’un des points noirs de ce type d’opérations. Les autorités françaises et étrangères manquent de données pour saisir l’entièreté des menaces qui pèsent sur la stabilité du marché de la dette. "La majorité des fonds spéculatifs sont domiciliés aux Etats-Unis ou dans des places offshore. En Europe, on en trouve avec des volumes d’actifs sous gestion significatifs au Luxembourg et en Irlande. En France, ils sont peu nombreux. Ils sont identifiés, bien sûr, mais ce n’est pas là que se concentre l’activité", détaille Edouard Vidon.
A l’avenir, l’activité des hedge funds sur les marchés obligataires devrait continuer à croître, à moins d’une crise majeure. S’ils affichent de bonnes performances, des investisseurs institutionnels très respectables continueront à leur confier des capitaux. Mais en cas de choc ou de mouvement de panique, leur poids est susceptible d’amplifier les déséquilibres.
Il existe néanmoins un contre-exemple récent. En 2022, la crise déclenchée par les annonces budgétaires de Liz Truss, l’éphémère Première ministre du Royaume-Uni, n’impliquait pas directement des hedge funds mais plutôt des fonds de pension traditionnels. Même des acteurs réputés stables peuvent, dans certains contextes, provoquer de brusques tensions de marché et précipiter la chute d’un gouvernement. François Bayrou est prévenu.