La cantine de la DGSE, haut lieu des intrigues du renseignement français
Octobre 2008. Pierre Brochand quitte son poste de directeur de la DGSE. Dans son discours d’adieu, il s’autorise un conseil à ses agents : "Réservez la manipulation à vos sources". L’avertissement vise les intrigues internes… notamment à la cantine. Car le réfectoire du service secret est un lieu de pouvoir, discret mais incontournable.
Dans Le Bureau des légendes, la série culte de Canal+, les espions s’échangent volontiers des indiscrétions à la cafétéria. Une habitude véridique, à en croire certains souvenirs d’anciens. Jean-Pierre Augé, ex-chef du secteur Afrique, la qualifie de "lieu privilégié des confidences", dans Afrique Adieu, tandis que Pierre Siramy, ex-chef de service, mentionne, dans 25 ans dans les services secrets ce "lieu stratégique de tous les potins, seul lieu non cloisonné de la DGSE".
Car si les 3 000 espions français présents chaque jour au siège du service secret, boulevard Mortier à Paris, sont disséminés dans différents bâtiments, avec interdiction d’échanger sur les dossiers, à la cantine, située au rez-de-chaussée de la caserne des Tourelles, tout le personnel se retrouve. En 2017, des travaux dans le réfectoire entraînent la construction en urgence d’un bâtiment temporaire au stade Henri-Pâté, adjacent… une initiative attaquée par les riverains. La justice validera la "cantine provisoire" des espions.
"Avoir une vue plus claire sur les alliances"
Olivier Mas, ex-officier traitant à la DGSE, consacre plusieurs lignes de son premier opus, Profession espion, au seul lieu de socialisation du service de renseignement. "Il y a beaucoup à apprendre lors de la pause de midi. C’est l’endroit idéal pour avoir une vue un peu plus claire sur les alliances qui se font et se défont entre agents et hiérarques", écrit-il. Voire pour se renseigner l’air de rien sur une affaire en cours, même si l’habitude demeure de "démarquer" les anecdotes, c’est-à-dire de cacher le pays ou le service concerné.
Dans cette administration où même l’organigramme exhaustif est secret, on peut aussi y découvrir l’existence d’une unité discrète, comme celles du très sensible service mission, voire faire campagne officieusement pour une affectation à l’étranger.
Dans la grande salle aux murs marrons, éclairée au néon, on réseaute par tables de deux ou de dix. Marc P., ancien directeur du renseignement, est réputé profiter des agapes pour se faire présenter les jeunes talents, qu’il enrôlera dans son groupe affinitaire. André Le Mer, directeur du renseignement entre 2004 et 2009, déjeune lui systématiquement seul, ce qui le discrédite aux yeux des ambitieux. Un théâtre bientôt désuet : en 2031, la DGSE emménagera au Fort Neuf de Vincennes, où l’attendent des espaces de restauration "nombreux et variés, ouverts sur les grands jardins", rapporte Intelligence Online.
Sécurité oblige, le personnel de la cantine sera, comme toujours, embauché en interne. Au début des années 1950, Dora et Nina K., des réfugiées roumaines, servaient au self du service secret… lorsque le contre-espionnage américain les a accusés d’informer le renseignement de leur pays. Il n’y a pas de sous-espion.