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Апрель
2024

Philippe Claudel et le gaillard et séduisant Guy Drut : "Un peu bravache, un peu roi du monde"

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Philippe Claudel et le gaillard et séduisant Guy Drut :

"Je me souviens, vous vous souvenez peut-être, que l’été 1976 fut caniculaire. Il n’avait pas plu depuis le mois de mai. Les températures entre juin et juillet n’avaient cessé de monter. L’herbe des prés jaunissait. Les paysans de ma petite ville – quatre familles encore en ce temps, les Dehan, les Guillaumont, les Poulet, les Roussel – se lamentaient et nous les plaignions. La terre se craquelait, donnant à la campagne lorraine une peau de Sahel. Le bétail hurlait à la Lune. […] J’avais quatorze ans. La chaleur semblait plus encore étirer mes longues vacances. […]

Qu’allais-je devenir en ces journées étales ? Heureusement allaient s’ouvrir les Jeux olympiques. A Montréal. C’est-à-dire en quelque sorte chez nous. Un chez nous lointain, enrubanné d’un français chantonnant peuplé de mots bizarres, mais un chez nous tout de même. Le chez nous de la "Belle Province". Dans notre foyer, la télévision était alors un objet encore neuf. Révéré. Allumé parcimonieusement. Le Journal télévisé. Les Dossiers de l’écran. La Séquence du spectateur. Le Grand Echiquier. Intervilles. Roland-Garros où, en cette année, aucune de mes deux idoles, Martina Navratilova et Chris Evert, n’avait brillé. Et par-dessus tout, le Tour de France remporté le 18 juillet par Lucien Van Impe, devant Joop Zoetemelk et Raymond Poulidor, tandis que Jacques Goddet, impérial et debout dans sa décapotable, semblait un tribun romain échappé des Jeux du Cirque. Pour regarder la télé, il fallait demander la permission. On n’allumait pas comme cela le "poste". De peur de l’user sans doute ? D’en abréger la résistance ? Ou de trop consommer sa drogue insidieuse ? […]

Une semaine exactement avant la cérémonie d’ouverture eut lieu en Italie la catastrophe de Seveso, mais on n’en à ce moment pas pris encore la mesure, et il faudra attendre plusieurs semaines avant que le monde s’en émeuve. Les Jeux pouvaient donc commencer et ponctuer mes soirées, en raison du décalage horaire. […] Durant la XXIe Olympiade de l’ère moderne, je me suis passionné pour deux athlètes hors du commun, dissemblables en tout, mais qui ont réussi à marquer ma vie. La première, je n’en parlerai pas. Ou à peine. Car l’aimer, être fasciné par elle, citer son nom, est d’une telle banalité que c’en est à pleurer tant d’autres avant moi l’ont fait mieux que moi. Allez, je dis tout de même son nom. Nadia. Nadia Comaneci. La petite, gracile, gracieuse, si jeune, trop jeune Nadia Comaneci. […] Nous avons le même âge. J’étais un anonyme collégien prépubère piqué par la grossière épingle d’un été incandescent sur le liège racorni de la campagne lorraine. Elle était une perfection roumaine, souple, bondissante, qui défiait la pesanteur, la rigidité de nos squelettes, leur résistance, et repoussait toutes les limites de son art. Comment en ce cas ne pas être amoureux d’elle ? […]

Guy Drut, ce "gaillard séduisant"

Et puis, et puis il y a eu Guy Drut. Autre format. Autre émotion. Française. Masculine. Puissante. Arrogante presque. Sans doute y a‐t‐il eu de jeunes gens et des moins jeunes pour tomber en amour avec lui comme moi avec Nadia Comaneci ? Car le gaillard était séduisant, gaulé comme une statue, larges épaules, muscles saillants, sourire d’une infinie beauté sûre d’elle-même, le tout empaqueté dans les équipements de l’époque, mini‐short – pléonasme ! – et débardeur dévoilant des épaules parfaites. Guy Drut.

Un peu vantard. Un peu bravache. Un peu roi du monde. En tout point français, donc. Je n’aimais pas plus le 110 mètres haies que la gymnastique. J’aimais courir depuis l’enfance, sauter les fossés, les branches basses, mais de là à en faire une discipline. Non. Jamais. D’ailleurs le mot "discipline" a toujours eu de quoi m’irriter. Hier et aujourd’hui. Il me semble que la fascination que j’ai eue pour Guy Drut et le 110 mètres haies a tenu alors à deux facteurs : L’homme, sa beauté, sa grande gueule – il ressemblait à bien des mauvais garçons un peu plus âgés que moi, que je voyais prendre des bières au Globe, leur bistrot à juke-box, rue Mathieu, la Gitane au coin des lèvres, et qui embrassaient des filles aux cuisses longues sous leurs minijupes en daim, puis se tuaient un peu plus tard, avec elles ou sans elles, mais sans casque toujours, dans le virage vicieux d’une départementale, sur leur 750 Kawa, à l’âge de Jimi Hendrix, de Brian Jones, et de Jim Morrison dont ils avaient le visage d’ange et la chevelure bouclée.

Et puis aussi l’artificialité absolue de cette course. Où il faut courir vite. Mais cela, je peux comprendre. Mais courir vite en sautant des obstacles rapprochés, et le faire d’une manière absolument artificielle, lancer une jambe à l’horizontale, au-dessus de l’obstacle, la faire retomber le plus vite possible de façon à ce que le pied touche le sol rapidement, et dans le même temps, plier l’autre, la ployer en un crochet et la déployer aussitôt comme si elle était mue par un ressort. Recommencer à chaque haie. […] Je ne sais quel esprit malade a enfanté cela ? Mais bravo. C’est de la danse. De la merveille. De la pure, délicate, parfaite, sublime merveille. Guy Drut assure lors des séries, termine tranquillement quatrième en 14 secondes 04. Il rate sa demi-finale. Deuxième en 13 secondes 49. S’isole sur le stade. Fait la gueule. Ou joue à faire la gueule. Car les autres le guettent. L’épient. Tout cela se bluffe et se joue. Guy Drut se concentre. Quatre ans plus tôt il a conquis l’argent. A Munich. Bavière. Jeux sanglants. On l’a dit. L’argent c’est bien. Mais désormais l’argent ne peut suffire. C’est l’or dont on rêve. Rien d’autre. Guy Drut est fort. Un des plus forts. Il a été blessé mais. On l’attend. On l’observe. La concurrence est rude. Un Cubain. Un Américain. Guy Drut. D’ailleurs on hésite, Dru (t) ou Drute. On ne sait comment prononcer. Les commentateurs s’y perdent. On entend les deux.

"C’est moi ?"

La finale enfin. Il part mal. Il est derrière. Tout va très vite. On se dit que c’est fini. Mais il remonte. Il remonte. Le temps que vous prenez à me lire dépasse le temps de la course. Guy Drut court plus vite que mes mots. Il dépasse Davenport, l’Américain. Il dépasse Casanas, le Cubain. Et la ligne est là, toute proche. Et sur la ligne, Guy Drut a ce mouvement incroyable : Il se casse. Il projette ses épaules et sa tête sur le devant. Il ploie son buste. Il va se briser. On dirait une poupée fracassée sous un violent coup de marteau. C’est terminé. Toujours les grillons au-dehors. Les grenouilles. La nuit de Lorraine, Louisiane soudain, et le Québec au loin dans le carré du petit téléviseur. La chaleur. Mon cœur comme un poing rageur dans ma poitrine. Guy Drut trottine, reprend son souffle, moi aussi. Il se tourne soudain non pas vers nous – vers qui au juste ? je ne l’ai jamais su : il regarde un tableau d’affichage, pointe un doigt vers sa poitrine, sourit, feint l’étonnement et demande sans le dire tout à fait, mais on comprend : "C’est moi ?", et ensuite, toujours à cet interlocuteur hors champ, à tout le monde ou à personne, avec un sourire d’enfant, un sourire de gamin canaille de cour d’école heureux d’avoir réussi son coup : "Sûr ?"

Ce mot, on le lit sur ses lèvres : "Sûr ?" Oui, Guy, sûr, tu l’as fait. On l’a fait. Car c’est cela les champions, le sport. Quel que soit le sport. Ils l’ont fait. Mais on l’a fait. On gagne par eux. A travers eux. Ils gagnent pour nous. Sinon, tout cela n’a aucun sens ni aucun intérêt. J’ai gagné la finale du 110 mètres haies à Montréal en 1976, à quatorze ans, chez moi, dans un fauteuil, après avoir passé une journée entière dans la chaleur oppressante d’un été lorrain […]

Extrait de Je me souviens… de la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.

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Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.











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