"Signes des Temps" arrêté sur France Culture : une sombre affaire d'ego de gauche, par Abnousse Shalmani
Les rituels ont leur importance, les rendez-vous médiatiques y participent. Signes des Temps de Marc Weitzmann sur France Culture en fait partie, chaque dimanche depuis huit ans. Je n’ai pas raté une seule émission, sans jamais avoir été exaspérée – c’est un exploit. Débat contradictoire de haute tenue, approfondissement, éclectisme, invités inattendus ou mis en contradiction sans opposition radicale. Si les idées boxent, si les arguments s’affrontent, si la mauvaise foi s’y déploie parfois, l’émission ne tombe pour ainsi dire jamais dans la foire d’empoigne, dans le dialogue de sourds, dans l’idéologie butée. Signes des Temps est rafraîchissant, unique et enrichissant parce que hors des clous. Et cela est dû en partie au tempérament de Weitzmann, à son phrasé, à ses hésitations, à sa volonté de comprendre tout comme ses auditeurs, de poser des questions que des journalistes du moule ne poseraient jamais, de trébucher sur des mots que d’autres apprennent à éviter. Signes des Temps ne sera plus sur les ondes la saison prochaine et c’est une très mauvaise nouvelle.
Mauvaise nouvelle pour la radio publique et pour le respect de la pluralité. Mauvaise nouvelle pour ceux-là mêmes qui dans un mouvement de rétrécissement de la pensée hurlent aux loups (fascistes) en considérant que la voix de Weitzmann participe de l’extrême droite – ce qui est tout à fait risible. En refusant d’autres voix que celles limitées, exsangues, d’une gauche radicale qui n’a rien d’autre à offrir que des interdits et des purges, des condamnations et la pureté comme moteur politique, les décisionnaires de France Culture nourrissent le clivage sociétal, entérine les frontières étanches à l’expression du conflit, souscrivent à un monde où chacun vit renfermé dans sa bulle d’idées politiques, de préférences artistiques, de goûts culinaires et vestimentaires. L’Autre disparaît dans les limbes de l’opposant-ennemi, du danger viscéral, du fascisme à la moindre évocation d’une ambiguïté, d’un échange, de la mise en commun du savoir.
Marc Weitzmann raconte qu’on le vire pour une très légère baisse d’audience, ce que nie la direction à coups de : "Nos choix éditoriaux ne sont pas conditionnés par les résultats d’audience. Pour autant, nos programmes doivent rencontrer nos publics." 223 000 auditeurs en moyenne (une baisse de 10 % par rapport à la saison dernière), c’est ce que j’appelle une rencontre avec un public. Alors quoi ? D’après Eve Szeftel, dans un article publié dans Marianne : "La décision fait suite notamment à une campagne orchestrée contre Weitzmann par David Chavalarias, directeur de recherche CNRS et créateur du hashtag Hello QuitX pour inciter à déserter la plateforme d’Elon Musk."
Assainissement de l’espace public
Chavalarias, qui ne supportait pas qu’on puisse lui opposer un quelconque argument, lui un chercheur du CNRS qui œuvre pour le Bien – il avait débattu dans l’émission, avec Jean-Sébastien Ferjou et Samuel Fitoussi. Cette émission aurait-elle été l’excuse qu’attendait une partie des producteurs de France Culture pour réclamer la peau de Weitzmann qui se permettait, entre autres, de rappeler que l’immonde censure exercée par Trump sur les universités intervenait après les censures exercées par les démocrates sur ces mêmes universités, ou encore de ne jamais noyer les pogroms du 7 Octobre perpétrés par le Hamas sous la violente riposte israélienne sans pour autant perdre de vue le mal fait par l’extrême droitiste Netanyahou à Israël et aux Palestiniens ? C’était plus de rigueur, plus d’ambivalences que ne pouvaient en supporter les idéologues.
Cette sombre affaire d’ego de gauche qui prive les auditeurs d’un ton, d’une connaissance, d’un esprit, me fait regretter d’avoir pris comme une vaste blague la sortie délirante de Geoffroy de Lagasnerie en septembre 2020, sur France Inter : "Je pense que la politique est de l’ordre de l’antagonisme et de la lutte et j’assume totalement le fait qu’il faille reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public, pour rétablir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes." Sans être pour la censure d’Etat, il livrait là le mode d’emploi d’assainissement de l’espace public en refusant réfutation, dispute, nuances. Exactement ce que durant huit ans s’est évertué à offrir Marc Weitzmann.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste