"Tout ça a fini par m'épuiser" : l'Isère, ce département où les démissions de maires explosent
Pendant quarante ans, Gérard Mathan a fièrement porté l’écharpe tricolore. En tant que maire de Belmont, dans l’Isère, il raconte avec satisfaction avoir enrayé la désertification de cette petite commune - passée de 200 à plus de 600 habitants en quatre décennies -, participé à la construction d’une école et d’une salle des fêtes, travaillé avec des dizaines d’adjoints. Mais en avril 2023, au milieu de son dernier mandat, l’édile a finalement décidé de présenter sa démission, "usé par les problèmes accumulés depuis des années". Pêle-mêle, Gérard Mathan cite "les tensions qui se sont cristallisées au sein de son conseil municipal", les contestations "de plus en plus régulières" de ses décisions, les restrictions budgétaires, les relations avec la communauté de communes dans laquelle il a été "difficile de trouver sa place", ou encore "la défiance, voire la violence" de certains concitoyens.
En 2020, le maire a ainsi été menacé par un habitant de "se faire rouler dessus" après avoir refusé des constructions dans un lotissement, dans le respect de la loi imposée par le code de l’urbanisme. Un autre est venu l’intimider directement devant son domicile, mécontent de la gestion d’un conflit de voisinage. "Tout ça m’a épuisé. J’ai préféré passer la main, et mon adjoint a repris le poste", souffle l’ancien maire, qui a même frôlé le burn-out en décembre 2020. Alors que son confrère isérois Gilles Dussault, maire de Villeneuve-de-Marc, a été victime d’une violente tentative de meurtre par l’un de ses administrés le 6 août dernier, Gérard Mathan témoigne de "la dégradation lente du métier d’élu", soumis chaque jour à la frustration de certains habitants, au poids de l’administratif et à la gestion délicate des équipes.
"Pour faire ce métier, je vous garantis qu’il faut beaucoup d’énergie, et surtout beaucoup d’optimisme", estime-t-il. Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir craqué sous la pression : selon une étude du Cevipof et de l’Association des maires de France (AMF) publiée en juin dernier, le nombre de démissions volontaires de maires a été multiplié par quatre entre 2008 et 2025. Depuis le début du mandat en cours, plus de 2200 maires ont ainsi jeté l’éponge en France, la majorité d’entre eux (31 %) pour des raisons de "tensions politiques", des "passations de pouvoir convenues à l’avance" (14 %) ou des problèmes de santé (13 %).
En Isère, département le plus touché par ce phénomène, la situation est d’autant plus préoccupante que la fréquence de démission est deux fois plus importante que celle observée dans les dix autres départements les plus touchés, comme le Pas-de-Calais, le Nord, la Saône-et-Loire ou la Haute-Garonne. Depuis mars 2020, 62 maires y ont ainsi démissionné, la plupart pour des "tensions au sein de leur conseil municipal".
Viennent ensuite les raisons de santé physique et mentale, les passations prévues en cours de mandats, ou des raisons "inconnues ou personnelles". "Entre les baisses de budget, la lourdeur de la charge administrative et l’exigence des habitants, beaucoup n’arrivent plus à concilier vie professionnelle et personnelle", souligne Daniel Vitte, président de l’Association des maires de l’Isère (AMI). L’agression physique de cinq élus dans son département depuis 2020 - un record - n’arrange rien. "Généralement, les victimes ne démissionnent pas. Mais cela participe à une ambiance générale de lassitude : un maire m’a justement indiqué la semaine dernière, après l’agression de Gilles Dussault, qu’il ne souhaitait pas se représenter en mars prochain", regrette-t-il.
"C’est devenu très compliqué"
Comme ce fut le cas pour Gérard Mathan, la majorité des départs volontaires de maires en France touchent les petites communes : entre 2020 et 2025, 41,7 % des démissions avaient eu lieu dans des villages de moins de 500 habitants. Le phénomène touche également davantage les jeunes retraités, âgés de 65 à 74 ans, les professions intellectuelles et les cadres supérieurs.
Mais cette vague de départ ne se restreint pas à ces seules catégories. Christian Coigné, ancien maire de la commune iséroise de Sassenage (12 000 habitants), n’a ainsi pas été épargné par les tensions politiques qui ont petit à petit abîmé son mandat. "Ce qui a été le plus compliqué, ce sont les relations avec la métropole de Grenoble, hautement politique et qui réunit des communes de différentes sensibilités. J’avais le sentiment de ne plus pouvoir décider de rien", résume l’élu, qui a démissionné en avril 2023 après plus de 15 ans de service.
L’ancien maire raconte ainsi la litanie d’altercations avec la métropole ou ses administrés sur des sujets très concrets comme le ramassage des ordures ménagères, les horaires d’ouverture de la déchèterie ou les problèmes de voirie. "Il y a quinze ans, je pouvais réagir en 48 heures s’il y avait un trou dans un trottoir. Maintenant, il faut trois mois pour que ça remonte à la métropole, que le budget soit débloqué, que les travaux soient entrepris… Les habitants ne comprennent pas, et se retournent contre le maire", se désespère-t-il. Condamné à deux ans d’inéligibilité pour prise illégale d’intérêt en 2021 pour avoir renouvelé le bail d’un logement d’urgence pour sa fille, alors en instance de divorce, Christian Coigné évoque également l’ambiance politique devenue ingérable au fil des mois. "Evidemment, l’opposition a attaqué sur ce sujet. Au sein de la majorité comme de la minorité, il y avait des velléités, des équipes scindées en deux… C’est devenu très compliqué", retrace-t-il.
Dans son étude pour le Cevipof, le chercheur Martial Foucault rappelle justement que la majorité du temps, "la décision des maires de quitter leur fonction fait suite à des différends, disputes, conflits ou autres désaccords au sein du conseil municipal, tantôt avec des élus de l’opposition, tantôt, et c’est le cas le plus fréquent, au sein de la majorité". Alors que de nouvelles élections doivent être organisées dans un délai de trois mois lorsque le conseil municipal perd le tiers (ou plus) de ses membres, il n’est d’ailleurs "pas rare que le nombre de conseillers démissionnaires préfigure une stratégie de déstabilisation du maire en cas de désaccord", dans le but de convoquer de nouvelles élections municipales, rappelle le politologue.
"Cocotte-minute"
Selon lui, la pandémie de Covid n’aurait pas facilité ces relations complexes entre les élus, dont certains ont parfois "de grandes difficultés à faire vivre une communauté, déléguer ou accepter de changer leur vision de la gestion des affaires communales". "Pendant des mois, les élus ne se sont pas retrouvés ensemble, n’ont pas appris à se connaître ou à se mettre d’accord sur des projets communs : je pense que cela a laissé des traces dans la dynamique d’installation des maires", explique Martial Foucault.
Les conflits d’usage seraient ainsi devenus "très fréquents" durant la période, avec des citoyens "qui ont fait le deuil de l’intervention des élus nationaux pour changer leur cadre de vie, et n’ont que le maire comme point d’attache". "Cette cocotte-minute s’est recentrée sur le local, et peut exploser au visage des maires", développe le chercheur. A Belmont, Gérard Mathan confirme : l’ancien élu a souvent été pris à partie durant la pandémie de Covid, notamment sur les règles strictes de confinement ou le retour à l’école des enfants. "Certains voulaient aller contre l’avis de l’État, mais le maire est tenu de faire respecter l’ordre… Il y a des gens qui ne tolèrent pas cela", soupire-t-il.
Selon le Cevipof, le phénomène des "démissions organisées" n’est pas non plus à négliger pour expliquer cette augmentation du nombre de départs volontaires. "Beaucoup de maires, âgés, malades ou fatigués, n’avaient pas forcément envie de rempiler en 2020, mais l’ont fait faute de candidats, avec un contrat moral expliquant qu’ils démissionneraient à mi-mandat et qu’il faudrait préparer leur succession", rappelle Martial Foucault.
C’est justement le cas de Gérard Mathan, à Belmont. Déjà éreinté par ses mandats précédents, l’édile avait ainsi prévenu ses adjoints qu’il risquerait d’abandonner sa place en cours de route. Idem pour Jean-Claude Sarter, ancien maire de la commune de Saint-Laurent-du-Pont (4600 habitants), qui a démissionné en avril 2024 pour des raisons de santé, mais a décidé de garder un poste au sein de l’équipe municipale. "Ma décision a été moins difficile à prendre parce que ma première adjointe était là, et prête à me succéder", témoigne l’élu auprès de L’Express.
Nécessaire formation
Comme l’avait fait son prédécesseur avec lui, Jean-Claude Sarter a néanmoins choisi de ne pas révéler tous les aléas liés à sa fonction à la future maire, de peur qu’elle ne recule à la dernière minute. "Peu de candidats ont conscience du nombre de sujets qu’il faudra assumer : vous passez de la maison de santé à l’alerte météo, sans oublier le code de l’urbanisme et les problématiques relatives à la station d’épuration… Le tout sans aucune formation, la plupart du temps", relève-t-il.
Selon l’étude du Cevipof, les départs sont ainsi plus nombreux chez les nouveaux maires : 53 % des démissionnaires entre 2020 et 2025 étaient en train de réaliser leur premier mandat. "Cela soulève clairement la question de la formation des élus, qui est fondamentale dans le contexte de professionnalisation de la fonction, qui demande désormais des compétences très larges", souligne Martial Foucault.
En conclusion de son étude, le politologue alerte sur cette multiplication des démissions, qui pose selon lui la question "du renouvellement ou de l’attractivité" du poste, qui apparaît désormais comme "ingrat, difficile, voire dangereux". Dans une étude publiée en novembre 2024, les sociologues Didier Demazière et Jérôme Pélisse soulignaient que 83 % des maires jugeaient leur mandat "usant pour la santé", et 40 % d’entre eux déclaraient "travailler sous pression".