"C’est la goutte de trop" : ces citoyens prêts à "tout bloquer" le 10 septembre
La première fois que Gaylord a vu passer une référence au 10 septembre sur les réseaux sociaux, il y a quelques semaines, il n’y a pas vraiment fait attention. Noyée dans les dizaines de contenus de son fil TikTok, la publication appelait alors simplement à "tout bloquer" à cette date précise, sans indications ni revendications plus concrètes. Mais au fil des semaines, le rendez-vous apparaît de plus en plus régulièrement sur les pages de gilets jaunes suivies par ce quadragénaire, militant de la première heure, très impliqué dans l’organisation du mouvement dans l’Oise à partir de 2018. Des militants de tous bords, anciens gilets jaunes, représentants syndicaux, adhérents de La France insoumise (LFI) ou écologistes avec lesquels Gaylord est en contact lui parlent alors de leur intention de se mobiliser, notamment en réaction aux récentes mesures annoncées par François Bayrou pour le budget 2026.
"C’est la goutte de trop. Cette fois, les appels ne touchent pas uniquement les militants classiques ou des professions spécifiques comme les soignants ou les agriculteurs… Ce qui m’intéresse, c’est que tout le monde semble décidé à se rassembler contre un ennemi commun, à savoir le système et le gouvernement en place", fait valoir ce père de famille, déterminé à "réagir" à la rentrée - malgré ses doutes sur les initiateurs du mouvement, qu’il n’arrive pas vraiment à identifier. "C’est la seule chose qui m’empêche de m’engager à fond. Je vais y aller, mais je reste méfiant", confie-t-il. Comme lui, des milliers d’internautes se sont intéressés de près, ces dernières semaines, au mouvement "Bloquons tout", qui apparaît également sous le slogan "Indignons-nous", ou le hashtag #10Septembre sur les réseaux sociaux.
Parmi les dizaines de groupes, pages et commentaires évoquant des blocages, des grèves, des sittings, un auto-confinement ou des boycotts de banques ou de grandes surfaces à partir du 10 septembre, difficile d’identifier un meneur en particulier, ou un groupe politique spécifique. La mouvance, nébuleuse, est autant composée d’ex-gilets jaunes que de profils clairement complotistes, mêle des militants d’extrême droite et d’extrême gauche à des citoyens apartisans qui disent se reconnaître dans le besoin de "s’insurger" contre le gouvernement, et comporte évidemment son lot de profils anonymes et silencieux. "On sait que la mouvance a d’abord été initiée par des partisans proches de l’extrême droite, mais elle a très vite muté pour rassembler des profils très hétérogènes, un peu comme nous avons pu le voir au début des gilets jaunes", retrace Tristan Mendès France, maître de conférences associé à l’université Paris-Cité et spécialiste des cultures numériques.
"Ennemi commun"
Au point d’intéresser certains syndicats et partis politiques, à commencer par LFI. Le 16 août, le leader du parti Jean-Luc Mélenchon a ainsi été le premier à se prononcer publiquement sur le mouvement dans un texte publié dans la Tribune Dimanche, appelant à "soutenir l’initiative populaire du 10 septembre […] pour en finir avec le gouvernement Bayrou", réclamant à tous ceux qui partagent "ses principes" de "se mettre immédiatement au service des collectifs locaux qui proposent cette mobilisation" et à "tout faire pour sa réussite". Deux jours plus tard, le coordinateur de LFI Manuel Bompard appelait sur France Info à participer au mouvement "pour empêcher le plan Bayrou de s’appliquer". Depuis, le PS, le PCF ou les Ecologistes ont confirmé à nos confrères du Parisien ou de Libération soutenir l'initiative, tandis que le Rassemblement national (RN) hésite encore à se prononcer clairement sur le sujet.
Sur les réseaux sociaux, le risque de récupération politique fait bondir certains intéressés : dans les groupes Facebook dédiés, notamment, les internautes s’écharpent sur les positions de LFI, se demandent s’ils souhaitent toujours participer à des manifestations "organisées par Jean-Luc Mélenchon", voire annoncent se désolidariser du mouvement. D'autres s'inquiètent, à l'inverse, de la manière dont l'extrême droite pourrait se positionner, tandis qu’une branche plus complotiste s’interroge, à coups de commentaires suspicieux, sur la potentielle "instrumentalisation" de "Bloquons tout" par le gouvernement, pour "réinstaurer l’état d’urgence" dans un but "purement répressif". C’est notamment l’une des théories de Gaylord. Selon lui, "l’Etat serait capable de tirer les ficelles, pour ensuite accentuer la pression et la violence sur les manifestants afin de les démotiver à sortir dans la rue".
Depuis la région bordelaise, Patrick se dit ainsi "perplexe" sur l’évolution du projet. "Il est hors de question pour moi de suivre un parti ou un autre, ou d’être victime de la même violence policière qu’en 2019 si je sors dans la rue", souligne cet ancien gilet jaune, qui se dit néanmoins "prêt à [se] mobiliser intelligemment si les choses se concrétisent". Pour lui, l’annonce par François Bayrou de la suppression de deux jours fériés, en juillet dernier, a du mal à passer. "Jusqu’où iront-ils ? Il y a d’abord eu les années supplémentaires avant la retraite, maintenant on nous bouffe des jours fériés… Tout ça pour rembourser une dette qu’ils ont gérée de manière désastreuse. Ça nous retombe dessus alors que c’est leur entière responsabilité !", bouillonne-t-il.
Malgré le mélange d’idéologies politiques, de thèses conspirationnistes et de sentiment de "ras-le-bol généralisé", les membres du mouvement réussissent à se réunir sur des revendications similaires : nombreux sont les comptes X et les groupes Facebook et Telegram à réclamer une hausse générale des salaires, la révision de la réforme des retraites ou la démission du gouvernement. "La volonté principale est d’asphyxier l’Etat par de multiples moyens d’action, le tout dans une ambiance un peu insurrectionnelle", résume Tristan Mendès France.
"Ce mouvement est l’une des multiples éruptions qui vont se produire à la rentrée, expressions d’un mécontentement de plus en plus général en France", estime par exemple Vincent, ancien gilet jaune déterminé à aller manifester le 10 septembre "peu importe le nom et l’apparence du mouvement populaire". "Je pense qu’il s’agit d’un souffle vital", fait-il valoir, évoquant une situation qui n’a selon lui "jamais cessé de se dégrader depuis 2018". Gaylord abonde : malgré sa "détestation des valeurs du RN", il accepterait "sans problème" de défiler à côté de leurs militants "contre Emmanuel Macron". "C’est la théorie de l’ennemi commun : ensemble contre le système", lâche-t-il.
"Effet boule de neige"
Un emballement qui rappelle à Magali Della Sudda, directrice de recherche en sciences politiques à l’Université de Bordeaux, les prémices des gilets jaunes. "Ce qui est intéressant dans ce type de mouvement, comme on l’a vu en 2019, c’est cette capacité à passer au-dessus des clivages partisans dans un but commun, qui peut amener le mouvement à s’auto-gérer en dehors des organisations instituées comme les syndicats ou les partis politiques", analyse la chercheuse, qui dirige un projet de recherche sur les cahiers de doléances et le mouvement des gilets jaunes. Elle observe par ailleurs des "revendications cohérentes et alignées sur celles que portaient à l’époque les contestataires", et des inquiétudes similaires à celles d’il y a six ans concernant la disparition des services publics, le financement de la sécurité sociale, ou l’augmentation des inégalités territoriales et socio-économiques.
Mais la spécialiste nuance : selon elle, il reste très difficile de prédire l’évolution d’un tel mouvement. "Cela dépend d’une multitude de facteurs, comme la réponse du gouvernement, sa capacité à se préserver ou non des tentatives de récupération politique, ou encore l’intérêt médiatique sur le sujet", liste-t-elle. Tristan Mendès France confirme que la bascule entre l’effervescence des réseaux sociaux et une mobilisation significative partout en France peut s’avérer périlleuse - mais pas impossible. "La mouvance est en fait indexée à la puissance du militantisme qui s’exprimera à la rentrée et aux aléas de l’actualité politique", explique-t-il.
Selon lui, un "simple scandale politique ou une décision très symbolique socialement" pourraient "allumer la flamme", par ailleurs alimentée par les autres mouvements sociaux déjà prévus pour la rentrée, notamment par les syndicats. "Il pourrait dans ce cas y avoir un effet boule de neige, avec différentes initiatives qui se compléteront ou s'absorberont les unes les autres", résume-t-il. Certains syndicats, comme Force ouvrière (FO) ou la Fédération Mines-Energies de la CGT ont déjà lancé un préavis de grève à partir du 1er septembre, tandis qu’une pétition intersyndicale (initiée par la CFDT, la CGT, FO, la CFE-CGC, la CFTC, l’UNSA, le FSU et Solidaires) contre les annonces de François Bayrou, publiée le 22 juillet dernier, a déjà récolté plus de 337 000 signatures.
