"L’affaire Luc Julia", tempête dans le monde de l’intelligence artificielle
Il faut le dire, les vidéos d’auditions au Sénat ne passionnent généralement pas les foules. Pourtant, la récente participation de Luc Julia à l’une de ces séances est au cœur d’une controverse dans le milieu français de l’intelligence artificielle. Le directeur scientifique de Renault, connu dans le monde médiatique comme le "cofondateur de Siri", l’assistant vocal de l’iPhone, était invité par la Commission des affaires économiques le 18 juin dernier pour s’exprimer sur l’impact et le futur de l’intelligence artificielle. Son intervention ne crée aucun remous sur le coup, jusqu’au 11 août. Ce jour-là, une vidéo publiée par le Youtubeur MrPhi, intitulée "Luc Julia au Sénat : autopsie d’un grand N’IMPORTE QUOI", démonte pendant près d’une heure ses arguments.
Les chiffres avancés par Luc Julia, notamment la fiabilité des réponses de ChatGPT, estimée à 64 % ? Une déformation de l’étude, datant de plusieurs années, qui ne représenterait plus la réalité, selon le Youtubeur. Les hallucinations de ChatGPT ou de Gemini évoquées ? Des exemples qui n’ont plus lieu, ou qui ont été réparés. L’étude d’OpenAI qui explique que les chatbots sont de moins en moins pertinents ? Une invention pure et simple. Sa revendication de la paternité de Siri ? Une exagération de sa participation au projet. Accusé d’avoir trop simplifié le fonctionnement de l’IA, grossi ses lacunes, minimisé ses risques et descendu l’IA Act européen, Luc Julia est présenté en fraudeur ultime.
Très vite, la communauté de l’intelligence artificielle en France se déchire sur LinkedIn et X (ex-Twitter). Une guerre d’édition a même lieu sur la page Wikipédia de Luc Julia, où des internautes se pressent d’ajouter les critiques à son encontre. La polémique enfle, les guerres de chapelle du petit milieu de la recherche en IA trouvant une caisse de résonance inattendue dans ce qui est déjà nommé "l’affaire Luc Julia". D’un côté, ceux qui estiment que ses approximations lors de son audition seraient la preuve qu’il n’est pas compétent. De l’autre, ceux pour qui des critiques émanant d’un philosophe, la spécialité du Youtubeur, ne pèsent pas grand-chose contre un docteur en informatique.
Exagérations, approximations... et vraies problématiques
MrPhi a relevé de vraies incohérences dans le discours de Luc Julia. L’étude de l’Université de Hong Kong qu’il cite, et qui selon lui démontrerait que ChatGPT ne donne la bonne réponse que dans 64 % des cas, portait en fait sur ces capacités de raisonnement, et se basait sur une ancienne version de ChatGPT qui n’est aujourd’hui plus utilisée. L’Express n’a pas trouvé l’étude faite par OpenAI, également citée par Luc Julia, qui montrerait une baisse de 2 % dans les performances de ChatGPT. Un récent papier décrivant les performances des modèles OpenAI o3 et o4 indique même le contraire, expliquant qu’ils "démontrent des avancées significatives en matière de raisonnement et de capacité d’utilisation des outils". L’exemple qu’utilise Luc Julia sur la biographie de Victor Hugo semble également ne plus être d’actualité : ChatGPT ne fait plus aujourd’hui les erreurs que le chercheur lui reproche.
Mais il faut voir plus loin que les polémiques. L’extrait de l’audition de Luc Julia, sur lequel se base en partie la vidéo de MrPhi, ne dure que quelques minutes sur l’heure et demie qu’a duré son intervention. Si le passage en question comporte effectivement quelques exagérations et approximations, il ne peut résumer tout son discours — et Luc Julia parle de vraies problématiques qu’il ne faut pas écarter.
Même si ChatGPT est aujourd’hui capable de produire une biographie de Victor Hugo, les intelligences artificielles continuent d’halluciner. Le même papier d’OpenAI qui déclare que les performances en raisonnement ont augmenté indique également que le modèle o3 produit plus de fausses affirmations, un phénomène qui nécessite "plus de recherche" pour être compris. Il est essentiel d’apprendre cela aux élèves le plus tôt possible, comme le préconise Luc Julia.
L'auteur du récent IA génératives, pas créatives - L'intelligence artificielle n'existe (toujours) pas (éd. Cherche Midi) met également le doigt pendant son audition sur le problème du financement — une réalité qui handicape les entreprises françaises face à leurs rivales américaines. Il rappelle qu’en termes de recherche en mathématiques et en intelligence artificielle, les Français comptent parmi les meilleurs au monde, notamment grâce aux formations d’excellence du pays. Il met aussi en garde contre la consommation en énergie et en eau des intelligences artificielles, un fait avéré qui touche déjà les villes et les régions où sont implantés certains data centers. Enfin, il est vrai que les intelligences artificielles génératives ont besoin de toujours plus de données de qualité pour s’entraîner, une denrée qui vient de plus en plus à manquer. Des campagnes de désinformation russes ont ainsi déjà profité de cette faille pour "polluer" ChatGPT et d’autres IA et leur faire répéter la propagande du Kremlin.
Luc Julia a utilisé de vieux chiffres lors d’une audition au Sénat, dont acte. Mais oublier le reste de son intervention, ne retenir que les exemples datés et balayer ses conseils serait une erreur. En France, "on a les capacités d’être malins", a-t-il expliqué aux sénateurs pour encourager la recherche. Malins, mais aussi conscients des risques et limites de l’intelligence artificielle.
