"Partir un jour", "Connemara"... Le transfuge de classe n'est plus ce qu'il était
Ces derniers temps, sur les écrans de cinéma ou les étagères des librairies, le monde a une curieuse tendance à se diviser en deux catégories de personnages : ceux qui partent et ceux qui restent. En mai, dans le film Partir un jour d’Amélie Bonnin projeté en ouverture du festival de Cannes, Juliette Armanet est une cuisinière parisienne version Top chef, obligée de revenir dans le "routier" de ses parents. Bastien Bouillon, lui, incarne son amour de jeunesse. Mêmes potes, mêmes rituels, immobile. Le 10 septembre, Bastien Bouillon reviendra dans Connemara, le film adapté du roman de Nicolas Mathieu, en ex-star locale de hockey sur glace, face à une Mélanie Thierry, partie-revenue dans leur ville de l’est de la France après un burn-out.
En cette rentrée littéraire, plusieurs romans explorent à leur tour, et avec plus ou moins de bonheur, cette question. La Bonne mère, formidable premier roman de Mathilda di Matteo (L’iconoclaste), organise la confrontation de Clara et de Véro, sa cagole de mère, à coups d’aller-retour Marseille-Paris ; plus sombre, Le Lotissement de Claire Vesin (La manufacture de livres) revient avec une extrême justesse dans la France pavillonnaire des années 1980 ; le Sous leurs pas, les années de Camille Bordenet (Robert Laffont) organise le choc des retrouvailles de Constance et Jess, amies pour la vie à l’adolescence avant de se perdre dans des destins contraires. Tous explorent le sujet des lieux où l’on a grandi, que l’on a souvent détestés ou méprisés, que l’on a voulu fuir pour rêver plus grand, où l’on est, un jour ou l’autre, contraint de revenir. Une exploration affective et sociale bien plus que géographique.
Nicolas Mathieu : "Rentrer, c'était Rastignac qui s'est planté"
Le thème n’est pas nouveau. Edouard Louis, avec En finir avec Eddy Bellegueule, Didier Eribon, avec Retour à Reims, ou Annie Ernaux avec La Place ont mis en mots cette figure du transfuge de classe contraint de rompre avec son milieu d’origine pour s’extraire du déterminisme social. Chez eux, pour vivre, parfois pour survivre, il faut s’éloigner. Ces textes, plus messages politiques que récits individuels, laissent aujourd’hui la place à des œuvres de fiction, moins empreintes de colère, moins binaires, parfois joyeuses. Désormais, pour suivre ses envies, on ne fuit pas, on prend du champ. Et le lien n’est jamais brisé. "Nous avons digéré notre Annie Ernaux, notre Didier Eribon. Comme dans toute révolution, il y a une phase violente qu’ils ont incarnée. Notre film est plus apaisé, nous revenons vers la culture populaire dans laquelle nous avons grandi avec Amélie Bonnin", résume Dimitri Lucas, le scénariste de Partir un jour. Une évolution intellectuelle qui fait écho à des mutations profondes sur le sens de la réussite, la place du travail, les relations urbains/ruraux…
Mais - et c’est la force de la fiction que d’autoriser la nuance - regagner ses terres d’origine n’est pas soudainement devenu tendance. Qu’ils soient ponctuels comme dans Partir un jour ou plus longs, comme dans Connemara, ces retours sont d’abord empreints de déception. "Ils sont un peu comme des anti 'A nous deux, Paris !', des défaites dans l’ambition. Rentrer chez soi est un échec, c’est Rastignac qui s’est planté", analyse Nicolas Mathieu, qui fut l’un des premiers à explorer la thématique et ne cache pas avoir vécu une expérience proche avant le succès de ses romans. Partir pour faire des études souvent prestigieuses, travailler à la ville, en particulier dans des milieux qui font rêver, est encore, dans l’imaginaire populaire, un signe de réussite. Revenir est a contrario perçu comme un déclassement, que les proches ou les parents expriment d’une phrase blessante ou d’un regard interrogateur. "Il y a l’idée du retour en arrière. Cet endroit, on a voulu le quitter. Et on renonce à tout ce que Paris peut offrir. C’est un peu la double peine", note Pauline Rochart, qui a publié au début de 2025 un essai, Ceux qui reviennent (Payot), elle-même ayant déménagé de la capitale vers le nord, sa région d’origine.
"C'était choquant : les "beaufs", c'étaient nos parents !"
Peu à peu, pourtant, les œuvres racontent comment la confrontation à la terre d’origine – et à ses habitants - dissipe l’inconfort initial au profit d’une image positive, celle d’un monde rassurant par sa familiarité. "Avant, on ne pouvait aller que dans un sens, de la province vers Paris, aujourd’hui, on met plus de positif dans le retour, c’est sans doute moins vécu comme une défaite", ajoute Nicolas Mathieu. Dans Je rouille, son premier roman paru le 20 août chez Calmann-Lévy, Robin Watine souligne l’ambivalence de Noé, son jeune héros : chaque année, celui-ci voit débarquer dans sa station balnéaire de la Méditerranée des estivants auxquels il rêve de ressembler, mais pas question de juger et de rompre avec ses copains d’enfance, ceux qui vont "rouiller" sur place quand lui va partir.
Même regard tendre chez Amélie Bonnin et Dimitri Lucas : "Un long métrage avec Juliette Armanet est forcément un peu bobo, mais on ne voulait pas faire un film parisien avec du mépris pour le milieu populaire", reprend le scénariste. Il se souvient avoir été heurté il y a quelques années par une remarque à propos de leur court-métrage, qui porte le même titre et traite du même sujet. On les avait félicités pour avoir formidablement croqué un couple de "beaufs" qui mangent devant la télé : "C’était assez choquant : ces gens, c’étaient nos parents !"
La brutalité du monde actuel, la crise du Covid, ont aussi redessiné les priorités de vie, les critères de réussite sociale. "Partir en province" est un geste que peu de citadins effectuent, mais ils sont nombreux à en rêver et à en fantasmer les avantages. Rétrospectivement, Nicolas Mathieu voit dans son retour dans l’est une "libération", lui ayant permis de gagner deux heures par jour de transport, de devenir propriétaire pour une somme modeste, de vivre d’un petit job lui ayant permis d’écrire… L’intérêt n’est pas que matériel : "Dans une société où il y a beaucoup de crises, beaucoup d’anxiété, il y a un besoin de se sentir ancré quelque part, de s’insérer dans une communauté et d’y avoir une utilité", complète Pauline Rochart.
Là encore, les artistes n’éludent pas les difficultés. La fiction a cette immense vertu qu’elle peut embrasser toutes les situations. Raconter qu’en s’éloignant, on change, que les autres changent. Que vivre au quotidien avec des amis ou des proches est moins facile que boire un verre une ou deux fois par an. Que revenir dans des communautés plus petites, à la composition sociale plus diverse que dans les métropoles oblige à se confronter à des gens différents de soi. Le reflet de la vraie vie. "Il ne faut pas surinvestir les fractures territoriales. Mais dans une petite ville, votre vision du monde n’est pas majoritaire. Si vous voulez vous intégrer, vous êtes obligés de parler à des gens qui ne pensent pas comme vous, ils sont parents d’élèves, responsables d’associations sportives…", note Pauline Rochart.
Chemin faisant, l’art explore des territoires nouveaux et étend ses frontières à des milieux hier exclus des représentations. Avec Vingt Dieux, Chien de la casse, La Pampa, puis Partir un jour, le cinéma sort de plus en plus des appartements haussmanniens sans renoncer à ses ambitions. Depuis Aux animaux la guerre (Actes Sud), Nicolas Mathieu a ouvert la voie à de nombreux romanciers. Y compris à ceux qui reviennent sur les traces de leur jeunesse pour mieux en repartir. Dans Le Lotissement, l’héroïne de Claire Vesin jure, après avoir éclairci une zone d’ombre de ses premières années, que "jamais plus (elle) ne quittera(i) l’anonymat des villes". L’enfance n’est pas toujours un cocon.