Les dérives des écoles privées sous contrat : "La liberté de conscience est loin d'y être toujours respectée"
Messes obligatoires, tabou de la sexualité, livres prônant le séparatisme, détournement d’argent public… Les écoles, collèges et lycées privés sous contrat, qui scolarisent environ 18 % des enfants en France, sont parfois le théâtre de certaines dérives. C’est ce que démontre le livre d’Alexis Da Silva, Quand des écoles privées religieuses font leur loi (éd. Robert Laffont), à paraître le 28 août prochain. Pendant près d’un an, le journaliste - collaborateur régulier de L’Express - a enquêté pour savoir si ces institutions catholiques, juives ou musulmanes, respectent leurs obligations vis-à-vis de l’Etat. En contrepartie des fonds publics qu’elles reçoivent, toutes se doivent d’honorer un certain nombre d’engagements comme le respect des programmes, la liberté de conscience des élèves ou le principe d’égalité entre les filles et les garçons. A travers un bon nombre d’exemples, Alexis Da Silva démontre que c’est loin d’être toujours le cas. Entretien exclusif.
L'Express : Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ?
Alexis Da Silva : Mon éditeur, Robert Laffont, m’a contacté à la suite des nombreuses polémiques sur les écoles privées sous contrat, à commencer par celle qui a touché Stanislas. Je suis le premier à avoir évoqué les dérives de ce collège catholique dans L’Express, en juin 2022, avant que d’autres médias ne s’emparent de l’affaire à leur tour. Pour rappel, j’avais révélé que les cours de catéchisme, normalement facultatifs, y étaient obligatoires et que l’on y tenait des propos très conservateurs et anti-avortement. Dans le cadre des cours d’éducation à la vie affective et sexuelle, imposés depuis 2004, Stanislas faisait aussi intervenir Inès de Franclieu, une mère de famille catholique, fondatrice de l’association Com’ je t’aime. Celle-ci prodiguait des conseils à caractère sexiste et fournissait des informations erronées sur la contraception. Par la suite, une inspection, diligentée par les services du ministère de l’Education nationale, a effectivement fait état d’irrégularités dans l’application de son contrat avec l’Etat. Dans le cadre de mon livre, j’ai cherché à comprendre si Stanislas était un cas isolé ou pas, et s’il existait des problèmes similaires dans des établissements d’autres confessions.
Votre enquête concerne aussi bien les institutions catholiques sous contrat avec l’Etat que les établissements juifs et musulmans dont on parle généralement beaucoup moins. Pour quelles raisons ?
On en parle moins pour des raisons évidentes de proportions : sur les 7 500 établissements privés sous contrat que compte la France, 7 000 sont catholiques. Une dizaine seulement sont de confession musulmane. Et l’on compte un peu moins de 200 institutions juives. Il est donc logique que les médias se focalisent davantage sur les premiers. Une autre raison concerne le type de fréquentation des établissements juifs et musulmans qui se caractérise par une certaine homogénéité confessionnelle. Le fait que les élèves pratiquent tous la même religion entraîne parfois un manque de recul sur ce qui est légal ou pas.
Et puis la plupart des parents qui y inscrivent leurs enfants souhaitent qu’ils reçoivent une éducation religieuse. Beaucoup ont le sentiment qu’au sein de l’école publique, certains discours autour de la famille, du genre, de la sexualité risqueraient de heurter leurs croyances. Lors de mon enquête je me suis surtout heurté à une forme d’omerta. Bon nombre de mes interlocuteurs juifs ou musulmans m’ont fait part de leur crainte d’être instrumentalisés. "Je ne voudrais pas que mon témoignage se retourne contre ma communauté", m’ont-ils confié. De fait, avec le durcissement du conflit israélo-palestinien, ces questions sont devenues très sensibles.
La loi Debré qui, en 1959, permet aux établissements privés de passer un contrat avec l’Etat, reconnaît leur "caractère propre". Le flou qui entoure cette notion n’est-il pas problématique ?
Oui et c’est bien là le cœur du sujet. Cette notion de "caractère propre", qui n’est pas proprement définie par la loi, donne la possibilité à toute école, qu’elle soit confessionnelle ou pas, de porter le projet éducatif de son choix. Mais, sur le terrain, cela donne lieu à des interprétations très différentes. Prenons l’exemple du catéchisme : au nom du respect de la liberté de conscience des élèves et des enseignants, celui-ci ne peut être obligatoire. Mais certains établissements catholiques font un pas de côté en imposant à tout le monde des cours de "culture religieuse"… au cours desquels ils ne parlent que de la vie du Christ ou des principales fêtes chrétiennes.
Pour l’ancien secrétaire général de l’enseignement catholique, Philippe Delorme, c’est tout à fait légal puisque cela fait partie du caractère propre d’un établissement. "Faux", rétorquent les juristes que j’ai consultés et pour qui toutes les religions devraient obligatoirement être évoquées durant ces fameux cours. Se pose aussi la question des célébrations religieuses : il arrive que des établissements demandent à un professeur d’y accompagner ses élèves. Dans la mesure où l’enseignant est rémunéré par l’Etat, cela ne devrait pas être autorisé, dénoncent la plupart des syndicats.
Bon nombre de dérives constatées ont un lien avec la sexualité, la contraception, le droit à l’avortement. Une sorte de fil rouge dans votre livre….
S’il y a bien un point commun entre les écoles catholiques, juives et musulmanes c’est le tabou de la sexualité. Ces dernières reçoivent des subventions publiques et doivent donc, en contrepartie, respecter tous les programmes de l’Education nationale, y compris les cours sur la reproduction ou la contraception. Or beaucoup ne le font pas, ou alors à moitié. Je donne dans mon livre l’exemple de cette institution juive ultra-orthodoxe Merkaz Hatorah qui a pris soin de recouvrir de ruban adhésif noir toutes les représentations de nudité ou les schémas des appareils reproducteurs dans les manuels de SVT, de français ou d’histoire-géographie.
Il arrive aussi que certaines œuvres soient censurées. Un chef d’établissement catholique s’est ainsi opposé à ce que les lycéens visionnent le film kenyan Rafiki qui raconte le parcours de deux femmes empêchées de vivre au grand jour leur homosexualité. Même si ce long métrage avait été validé par le ministère de l’Education nationale, le proviseur a estimé qu’il risquait de corrompre les élèves. Et quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre qu’un établissement juif avait autorisé les parents à déchirer ou à gribouiller quelques pages du livre d’Anne Frank ! Passage dans lequel la jeune fille y évoque son attirance pour son amie Jacque. Ce qui va à l’encontre des règles "casher", selon lesquelles les scènes de violence ou de sexualité supposément trop explicites sont proscrites.
Certaines écoles proposent également des livres aux contenus problématiques. Par exemple ?
C’est l’un des facteurs mis en avant par le préfet du Nord pour réclamer la rupture de contrat avec l’Etat du lycée Averroès : un ouvrage, cité dans la bibliographie du cours d’éthique musulmane dispensé aux élèves de seconde, prônait la peine de mort pour les apostats, la prévalence des lois divines sur toute autre considération, l’impossibilité pour une femme de se faire ausculter par un homme ou encore la non-mixité dans le monde du travail. Pour sa défense, le directeur m’a certifié que ce livre n’était pas présent dans l’établissement et que ce programme, qui datait de plus de dix ans, n’était plus d’actualité.
Le contrat passé avec le lycée musulman Al Kindi a également été résilié à cause des sept ouvrages séparatistes qui étaient abrités par son centre de documentation et d’information. En réponse, l’un des cofondateurs de l’établissement a mis en avant le fait que certains d’entre eux n’étaient pas illégaux et qu’on pouvait les trouver sur le marché. Il a aussi insisté sur le fait que les élèves musulmans ont une capacité de distanciation critique et peuvent tout à fait entendre que certains préceptes énoncés dans ces livres ne s’appliquent pas en France. Autant d’arguments qui peinent à convaincre jusqu’à certains spécialistes reconnus de l’islam. Pour eux, ces livres n’ont rien à faire dans un CDI.
Un rapport de la Cour des comptes, daté de juin 2023, dénonce un manque de contrôle pédagogique, financier et administratif dans ces établissements sous contrat. Comment l’expliquer ?
En accordant aux écoles religieuses le droit d’exister, la loi Debré de 1959 a en quelque sorte mis fin à la guerre scolaire. Ni le ministère, ni les recteurs n’ont envie de la réactiver en s’emparant d’un sujet aussi sensible. Ils se trouvent aussi souvent démunis face au flou juridique qui entoure la notion de "caractère propre" comme je l’expliquais précédemment. De plus, beaucoup de hauts responsables de l’Education nationale sont conscients des risques d’instrumentalisation politico-médiatique. Enfin, dernière hypothèse, certains responsables politiques, ayant eux-mêmes leurs enfants scolarisés dans des établissements privés sous contrat, auraient tendance à fermer les yeux sur certaines dérives. Même s’il affirme n’avoir rien su de l’étendue des violences faites aux anciens élèves de l’établissement Notre-Dame de Bétharram, le Premier ministre François Bayrou s’est lui-même récemment retrouvé au cœur d’une vaste polémique.
Vous évoquez également des cas de détournements de fonds publics. Sous quelles formes ces abus peuvent-ils s’exprimer ?
L’un des exemples les plus courants est le détournement de la dotation horaire globale. Ce qu’on appelle communément la "DHG" correspond au volume d’heures d’enseignement alloué à un collège ou un lycée. Charge à la direction de répartir une partie de ces heures en fonction des besoins du terrain. Mais plusieurs chefs d’établissement prennent sur cette enveloppe des heures de cours qu’ils ne réalisent pas, pour conserver la validité de leur concours d’enseignant. Il arrive aussi que l’on réduise certains cours d’une heure à 50 voire 45 minutes. Ce qui est légal, à condition que le temps restant soit consacré à des projets pédagogiques en lien avec la discipline en question. Or ce n’est pas toujours le cas. Beaucoup de parents ignorent que ce temps pris sur les heures de français ou de mathématiques est parfois utilisé à des fins qui n’ont rien à voir.
Certains de ces établissements sous contrat ne favorisent-ils pas la montée du communautarisme et le risque de fracture de la société française ?
Lorsque, de la maternelle au lycée, on côtoie des élèves issus de la même communauté que soi, qui partagent les mêmes codes et les mêmes croyances, le risque est grand de se sentir complètement déconnecté au moment de l’entrée dans le supérieur. Eden, une jeune fille rencontrée au cours de mon enquête, m’a ainsi confié avoir pris conscience de sa judéité lorsqu’elle a commencé ses études. Ce qui peut sembler paradoxal pour quelqu’un qui a effectué toute sa scolarité dans une institution juive. Pour la première fois, elle a dû faire face à des questions du type : "Que penses-tu du conflit israélo-palestinien ?", "que veut dire faire shabbat ?", "pourquoi es-tu obligée de manger casher ?"…
Elle qui n’avait jamais été confrontée à l’antisémitisme a aussi pris de plein fouet certaines remarques, comme celle de ce camarade qui lui a affirmé que "les juifs savent y faire avec le business". Un autre ancien élève d’une école musulmane m’a, quant à lui, confié avoir eu le sentiment de trahir l’éducation religieuse qu’il avait reçue lorsqu’il a commencé à aller boire des verres avec ses camarades ou à faire la bise aux filles. Le fait de grandir dans une bulle questionne la notion de vivre ensemble et le rôle émancipateur de l’école.