Semi-conducteurs : les dessous de l’accord entre les deux géants Nvidia et Intel
L’alliance d’anciens ennemis ne passe jamais inaperçue. Encore moins, lorsqu’elle concerne deux entreprises majeures de ces dernières décennies et s’accompagne de milliards de dollars. On comprend donc l’émoi suscité par l’accord entre Nvidia et Intel. Non seulement, les deux anciens rivaux vont développer ensemble une nouvelle gamme de puces pour PC et data centers, mais Nvidia va également prendre une participation à hauteur de 5 milliards de dollars dans Intel.
La nouvelle n’a pas manqué de faire réagir les marchés : le cours d’Intel a bondi de 23 %, et celui de Nvidia de 3,5 %. Les investisseurs ne s’y sont pas trompés : l’accord entre les deux géants des puces est une très bonne nouvelle pour l’un comme pour l’autre. Nvidia devrait encore asseoir davantage sa domination dans le secteur critique des puces utilisées pour entraîner l’intelligence artificielle. L’apport de capitaux et la collaboration avec Nvidia devraient en parallèle aider Intel à stopper l’hémorragie.
L’offensive d’Intel dans les data centers
Depuis plusieurs années, la firme enchaîne en effet les déconvenues : autrefois leader incontesté des CPU (central processing unit) pour PC et serveurs, elle n’a pas su prendre le virage de l’intelligence artificielle, qui utilise massivement les GPU (graphic processing units) pour l’entraînement des modèles de langage.
Absente en grande partie de la révolution de l’IA, Intel avait également perdu son avance dans la fabrication. Alors que l’entreprise surpassait le fondeur taïwanais TSMC au début des années 2000, "Intel a pris du retard, parce qu’elle n’a pas choisi l’EUV, une technologie de pointe aujourd’hui utilisée pour réaliser les nœuds de gravure les plus fins dans les puces", rappelle Thomas Pebay-Peyroula, cofondateur du cabinet de consulting Silian Partners, spécialisé dans l’industrie des semi-conducteurs.
L’année 2024 a été l’une des plus noires de son existence, avec des pertes de 18,8 milliards de dollars malgré plusieurs vagues de licenciements. Son cours de Bourse a chuté de près de 57 %.
L’accord avec Nvidia pourrait donc tout changer pour l’entreprise. Les deux géants se sont accordés pour concevoir de nouvelles puces CPU qui seront utilisées pour des data centers et qui seront optimisées pour fonctionner avec le système NVlink. S’ils utilisent un nombre croissant de GPU, les data centers ont toujours besoin d’un nombre significatif de CPU pour fonctionner, un domaine dans lequel Intel règne toujours en maître. La particularité de l’accord réside dans la technologie NVlink, pour connecter ces deux types de puces.
Jusqu’ici, la création d’intelligences artificielles de plus en plus sophistiquées a essentiellement reposé sur la hausse de la puissance de calcul affectée à leur entraînement. Une technique qui pose certains défis, notamment celui de la connectivité entre chaque puce. "Cette connectivité est le nouveau goulot d’étranglement des infrastructures IA", pointe Danish Faruqui, PDG de Fab Economics, un cabinet de conseil spécialisé dans les projets de fonderies. "Beaucoup des plus grands data centers au monde tournent à moins de 70 % de leur capacité, ce qui est un gaspillage très important de la puissance de calcul".
Le challenge pour les data centers n’est donc pas tant de grossir et d’accumuler les processeurs que de les connecter de manière optimale. C’est là où la technologie NVlink excelle.
Elle "relie les processus entre eux de sorte qu’ils se comportent comme un seul grand GPU", explique John Lorenz, directeur des activités Mémoires et Computing chez Yole Group. C’est notamment cette technologie qui permet aux puces Nvidia de passer à l’échelle dans les plus grands data centers, et d’avoir d’aussi bons résultats.
"Le point intéressant de l’accord est qu’il apporte cette technologie et permet à Intel de relier ses processeurs aux GPU de Nvidia via NVLink", reprend John Lorenz. Des "offres groupées" combinant les CPU d’Intel et les GPU de Nvidia pourraient conforter encore la position de ces acteurs dans les data centers.
Les fonderies d’Intel, point noir de l’accord
Mais le deal a également un aspect géopolitique. Depuis 2022 et le Chip Act, les États-Unis tentent de faire revenir la production de semi-conducteurs sur le sol américain. Cette tendance s’est accélérée au retour de Donald Trump, qui n’a pas hésité à accuser Taïwan d’avoir "volé" cette industrie aux États-Unis. Le milliardaire fait également pression sur les entreprises taïwanaises, notamment le leader mondial TSMC, pour qu’elles investissent aux États-Unis et construisent de nouvelles fonderies.
Face à la situation préoccupante d’Intel, les États-Unis ont annoncé fin août prendre une participation de 10 % dans l’entreprise. "On peut imaginer que le gouvernement américain ait encouragé Nvidia à trouver des manières de collaborer avec Intel pour redresser l’entreprise dans l’intérêt du pays", estime Thomas Pebay-Peyroula.
Intel et Nvidia s’inscrivent "parfaitement dans la stratégie géopolitique de l’administration Trump", abonde Danish Faruqui. A savoir faire de la technologie américaine le standard mondial pour l’IA.
Il reste une zone d’ombre au tableau. Les puces de Nvidia seront produites par TSMC. "Aujourd’hui, Intel n’a tout simplement pas le niveau de service et de technique qu’il y a chez TSMC", assure le consultant. Jensen Huang et Lip-Bu Tan, les PDG de Nvidia et Intel, ont vaguement indiqué qu’ils réévalueraient la possibilité d’utiliser les fonderies d’Intel dans le futur. Dans l’intervalle, le signal n’est pas favorable.
L’accord ne règle pas non plus les problèmes chinois de Nvidia. Pékin a interdit à la mi-septembre à ses entreprises d’acheter les puces RTX Pro 6000D, développées par Nvidia spécifiquement pour le marché chinois. Moins puissantes que les autres modèles vendus dans le monde afin de respecter les restrictions du gouvernement américain, elles étaient jusque-là utilisées massivement pour le développement de l’intelligence artificielle. L’interdiction chinoise a pour but de renforcer son industrie nationale, dont les progrès sont déjà impressionnants : le 16 septembre, Alibaba avait dévoilé en grande pompe sa nouvelle génération de puces, pour IA, censée égaler les performances des puces H20 de Nvidia.