Il faut d’urgence mettre sur pied un musée de l’informatique
En quelques dizaines d’années, l’informatique a bouleversé l’histoire de l’humanité, produisant des milliards de données et de programmes. Mais comment archiver cela de manière vivante, afin de sauvegarder les traces de la naissance de la culture numérique ?
Une carte blanche de Réginald-Ferdinand Poswick, théologien, informaticien, bénédictin de l'abbaye de Maredsous. Président du fonds "Informatique pionnière en Belgique" de la Fondation Roi Baudouin.
Des milliards de textes, d'images, de dossiers sont aujourd'hui stockés sous forme électronique dans d'immenses data centers qui ne suffiront bientôt plus et qui dévorent un volume de plus en plus considérable d'énergie sur la planète (1). Avant que ne disparaissent les premiers acteurs et témoins de ces développements numériques, il est urgent de se poser des questions sur l'importance, pour l'avenir, de ce qui vaut ou ne vaut pas la peine d'être préservé… et comment.
Prenons un exemple. La Bible à "42 lignes" que Gutenberg imprime à Mayence en 1452, est devenue, à travers les quelques exemplaires sauvegardés, un témoin inaliénable de l’invention de l’imprimerie. Faute d’une sauvegarde, nous aurions perdu une trace majeure de ce tournant de l’histoire culturelle de l’humanité.
Prenons un autre exemple. Les travaux du Centre informatique et Bible de Maredsous (1974 - 2014) méritent, je pense, une préservation spécifique ; ce qui n’est pas aussi simple que de conserver un livre imprimé dans une bibliothèque. Il s’agit, en effet, de "bases de données sur support électronique ou dans des réseaux de communications électroniques", et donc, de toute la structure immatérielle qui se trouve derrière ces réalisations. Quelque 2,5 millions de "fichiers électroniques" ont été conservés grâce à des "migrations de données" permettant de reconstituer très exactement les produits initiaux et la façon de les créer.
Mais ce n'est pas en mettant simplement ces données dans le frigo d'un cloud quelconque qu'elles seront conservées de façon "vivante", dans la durée.
Quelles solutions ?
Tous ceux qui ont conscience de ce problème de la mémoire collective de l’humanité de demain cherchent aujourd’hui des solutions au moment où musées, archives et bibliothèques, jusqu’ici sanctuaires des mémoires culturelles de la culture de l’écrit, cherchent aussi leur avenir… dans le numérique (?) !
Le Manuel de préservation numérique, élaboré depuis une vingtaine d'années au sein de la Digital Preservation Coalition, propose trois voies d'action pour assurer une préservation adéquate des archives numériques : la migration des formats, l'émulation… et la création de musées de l'informatique. C'est sur de tels musées que je voudrais inviter le lecteur à réfléchir.
À partir de 2013, des collectionneurs ont créé, au sein de la Fondation Roi Baudouin, un fonds intitulé "Informatique pionnière en Belgique - Baanbrekende Informatica in België". Il a recueilli, au départ, quatre collections informatiques représentant le meilleur des traces de l’informatisation en Belgique avec l’idée d’une conservation pérenne de ces traces (la Belgique n’avait-elle pas quelque peu raté la préservation des patrimoines industriels ?) et de leur mise en valeur. À partir de 2014, cet ensemble a été installé dans un ancien hall omnisports aménagé en lieu de conservation et de mise en valeur : le Computer Museum NAM-IP, à Namur, qui a ouvert ses portes au public le 26 octobre 2016(2).
Mais ce n’est pas parce que des machines, des listings, des logiciels sur supports électroniques, des documentations, sont bien rangés et inventoriés dans des étagères ou présentés avec quelques explications à la visite publique, que l’on offre à ces ensembles un avenir pérenne, dynamique et "vivant" correspondant à la nature propre de ces produits variés.
Ce défi est très complexe. J’ai visité la plupart des musées d’informatique existant en Europe ou en Amérique du Nord : aucun d’eux n’est en mesure de présenter une "application" qui, comme celle des équipes de Maredsous, se serait développée tout au long du demi-siècle qui a vu l’explosion de la culture numérique. On présente bien des simulations sur d’anciennes machines (comme le fait admirablement pour le domaine des jeux vidéos le Pixel-Museum récemment installé à Bruxelles) : mais qu’est-ce que cela implique pour la maintenance, dans la durée, de ces anciennes machines qui, un jour probablement, seront au bout de leurs capacités de survie ? Le Living Computers Museum&Labs de Seattle (USA), créé par Paul Allen (décédé en 2019), fondateur de Microsoft avec Bill Gates, est parti du principe que tous les artefacts montrés au public dans le musée doivent être "vivants" (c’est-à-dire : avec des programmes utilisables par le visiteur). Ils y ont consacré plus de sept ans de préparations avant d’ouvrir le musée. Et actuellement, sur 27 membres du personnel, sept sont des ingénieurs électroniciens ou informaticiens. Ce qui implique, évidemment, des budgets à l’américaine !
Il faut pouvoir aller beaucoup plus loin. La Fondation Roi Baudouin s’en rend bien compte et cherche comment assurer cette pérennité d’artefacts tant matériels qu’immatériels. À qui confier une telle tâche alors que les musées cherchent tous, en tâtonnant, leurs voies face aux technologies électroniques ? Comment assurer, sans rien perdre, la transition vers une muséographie impérativement "nouvelle" ?
Des moyens et des compétences
Pour affronter ces défis et réussir, il faut d’abord des "passionnés" qui comprennent les enjeux culturels à moyen et long terme. Il faut des personnes vraiment compétentes. Mais il faut également des mécènes ou sponsors à la vue large. Le gouvernement français, par exemple, en relation avec l’Unesco, a investi dans la sauvegarde de tout un pan de la création mondiale de programmes informatiques avec le centre Software Heritage de l’Inalf. Mais il s’agit là d’à peine un quart (et le quart le plus facile) de la production de logiciels dans le monde… et l’on ne parle pas de "données" (data), ni du lien entre données et logiciels qui les ont produits et qui les gèrent. Le "dépôt légal" électronique est encore à ses débuts… est-ce la bonne voie ?
On ne voit pas pourquoi de grands groupes du domaine des technologies de l'information et de la communication - (nous les avons approchés, mais cela reste "frileux") - ne pourraient pas étendre leurs intérêts de ce côté, avec une extension intelligente et critique de leurs data centers. Ou encore, pourquoi pas, les fournisseurs d'électricité - car sans l'électricité, pas d'informatique ! La préservation numérique culturelle ne pourrait-elle pas être une nouvelle niche économique et un réel service pour la société ?
Après cinq années de présence muséale sur Namur (et sans concurrence dans ce domaine muséal à plus de 400 km à la ronde), nous n’avons pas encore trouvé l’interlocuteur ou les interlocuteurs capables de relever ces défis économiques, culturels et sociétaux.
Les responsables de ces collections sauvées lancent un appel urgent car ils s’inquiètent d’un avenir qui, pour beaucoup de jeunes, ne voit pas encore l’intérêt de sauvegarder ainsi les traces de la naissance de la culture numérique.
(1) Cfr l’article de François Képès, "Comment pérenniser la mémoire et le système nerveux de l’Humanité ?" dans Noosphère, septembre 2021 ; et le livre de Guillaume Pitron, "L’enfer numérique", Les liens qui libèrent, 2021)
(2) 192A, rue Henri Blès, 5000 Namur, +32. (0) 81.34.64.99.
Titre et chapô sont de la rédaction.