Dette : comment LFI "nourrit les conspirationnistes anti-finances"
Eclipsé un temps par les milliards d’euros d’investissements annoncés à Choose France, le sujet sensible des finances publiques ne va pas manquer de refaire surface. Certes, Fitch et Moody’s ont maintenu fin avril leur avis sur la dette souveraine française. Mais on attend désormais la décision de S & P, le 31 mai. La plus grande agence de notation américaine décidera-t-elle de dégrader la France, elle qui lui attribue à ce jour une note de AA, avec une perspective négative ? Quoi qu’il en soit, le risque d’une dérive de la dette tricolore est de pousser à la hausse le taux d’emprunt de l’Etat français, alourdissant encore sa charge d’intérêt.
Pour autant, la situation n’inquiète pas franchement Eric Coquerel, le député LFI qui préside la Commission des finances de l’Assemblée nationale. "La dette n’est pas un problème en soi. La France n’est pas en faillite, il n’y a pas péril en la demeure", affirmait-il dans une interview aux Echos la semaine dernière. Et d’apporter sa solution sur un plateau : "Je pense […] que nous devrions nous délivrer de la tyrannie des marchés financiers, en nous finançant directement auprès des Banques centrales ou par le biais d’un "circuit du Trésor" comme cela existait avant 1973".
De quoi faire tiquer Laure Quennouëlle-Corre, spécialiste de l’histoire économique contemporaine, pour qui cette croyance du "c’était mieux avant" - avant la loi de 1973 en l’occurrence - n’a pas de fondement. Contrairement à ce que laisse entendre le député, ce texte n’a pas mis fin au financement du Trésor par la Banque de France. L’historienne remet les pendules à l’heure : "Cette loi a instauré un meilleur encadrement des avances [NDLR : des prêts de court terme], clarifiant ainsi la relation entre le Trésor et la Banque de France. Le premier pouvait toujours s’alimenter auprès de la seconde, selon des accords qui plafonnaient ces avances." La réponse d’Eric Coquerel dans le quotidien économique n’est, à ses yeux, qu’un exemple de plus "d’une série de discours de l’extrême gauche, mais aussi de l’extrême droite, affirmant qu’en France, le problème de la dette vient de la loi de 1973, qui aurait été inspirée par Pompidou, ancien banquier d’affaires, en vue de supprimer la possibilité de l’Etat de se financer auprès de la Banque de France. C’est faux ! Ce discours nourrit les conspirationnistes anti-finances", ajoute-t-elle, rappelant que l’indépendance de la Banque de France date, en fait, de 1993 et du traité de Maastricht.
Les propositions d’Eric Coquerel soulèvent d’autres objections, sur ce sujet complexe qui pose la question du rôle que l’on entend donner à l’Etat, et au marché. Le financement auprès des banques centrales et le circuit du Trésor sont deux sujets distincts, insiste Laure Quennouëlle-Corre : "Le circuit du Trésor permettait à ce dernier de se financer en dehors des Banques centrales, auprès d’établissements financiers ou d’entreprises publiques, et de réduire ainsi la planche à billets."
Ce mécanisme oublié avait vocation à drainer les ressources d’épargne de l’économie tricolore pour combler les déficits publics. "Sous ce terme technique se cache une idée simple, décrit l’historienne dans son dernier ouvrage, Le Déni de la dette. Une histoire française (Flammarion, 2024) : faire revenir par tous les moyens possibles les dépenses de l’Etat dans ses caisses, afin de limiter la création de monnaie." "La gestion administrée de la dette à court terme permettait au Trésor de bénéficier de ressources dont il fixait lui-même le prix autoritairement, sans se confronter au libre jeu de l’offre et de la demande", écrit un autre spécialiste du sujet, le sociologue Benjamin Lemoine. Le dispositif a consisté notamment dans la redirection automatique vers les caisses du Trésor de l’épargne déposée chez les correspondants du Trésor. Ces correspondants désignaient les organismes et entreprises publics tels que la Caisse des dépôts et consignations, les Caisses d’Epargne, le Crédit foncier de France, les PTT ou la SNCF, que l’on obligea à déposer leurs encours auprès du Trésor. Par ailleurs, le paiement par chèque a été largement promu, pour limiter la circulation des billets.
De Vichy aux résistants
C’est au début de la Seconde Guerre mondiale que le circuit du Trésor a pris une véritable ampleur, défendu par Paul Reynaud en décembre 1939, raconte Clara Léonard, historienne de l’Institut Avant-garde : "Le ministre des Finances annonça la mise en place de cette politique à grande échelle. Le circuit fut présenté comme un véritable choix, parmi beaucoup d’autres options : inflation, impôt, dette à court ou à long terme, intérieure ou extérieure". Le circuit est alors brandi comme une arme devant permettre de vaincre Hitler. Ironie de l’Histoire, il sera surtout largement utilisé sous l’Occupation. De façon surprenante, le principe sera porté "aussi bien par des économistes ou des hauts fonctionnaires qui soutenaient ou participaient au régime de Vichy, que par des membres de la Résistance, qui souhaitaient le pérenniser après la guerre", constate l’historienne dans sa thèse. Le circuit du Trésor s’imposera comme un outil de la Reconstruction après 1945.
Une proposition de loi pour contraindre les banques
A partir de 1948, un nouveau levier est activé : les banques commerciales sont contraintes de conserver un pourcentage minimum de leurs actifs sous forme de bons du Trésor. Une idée qui a tapé dans l’œil des députés LFI, au point de les conduire à rédiger une proposition de loi, datée du 21 décembre 2023, prévoyant que les établissements financiers soient "tenus d’employer au moins 15 % de leurs fonds propres en obligations assimilables du Trésor". Le tout, après avoir affirmé en préambule : "Mieux vaut faire défaut à la finance qu’à nos compatriotes."
Jugé inflationniste par certains économistes – mais il y a débat parmi les chercheurs -, le circuit du Trésor sera abandonné progressivement au cours des années 1960, alors que la première adjudication de bons du Trésor sur le marché a lieu en 1963. Pour l’Etat, le financement via le marché présentait l’avantage d’éviter de se soumettre au vote du Parlement, comme le nécessitaient, a contrario, les avances accordées par la Banque de France. "Cela fonctionnait dans un système dirigiste et fermé, il n’est pas jouable d’y revenir aujourd’hui. On ne pourrait pas obliger les banques à souscrire des effets publics [NDLR : bons ou obligations du Trésor], pointe Laure Quennouëlle-Corre. Ce discours est déconnecté de la réalité dans une économie mondialisée et européanisée".
Sans aller jusqu’à contraindre les banques commerciales de couvrir les déficits publics – l’idée paraît anachronique —, Clara Léonard estime que l’on pourrait s’inspirer du principe du circuit, en tant que mécanisme hors marché ayant une influence "sur les conditions de financement public grâce à une réglementation ou à l’intervention d’une institution publique", notamment pour financer la transition énergétique en Europe. "Avec le Transmission Protection Instrument [NDLR : un outil de la Banque centrale européenne destiné à lutter contre le risque d’une nouvelle crise des dettes souveraines], la BCE a de plus en plus de pouvoir. Nous sommes déjà dans une situation où l’on passe par des institutions pour agir sur les conditions de financement, sans toujours laisser libre cours au marché." A l’issue des élections européennes, l’idée fera-t-elle son chemin à Bruxelles ?